De la théorie du fantasme au fantasme de la théorie : sur la question du genre en psychanalyse

Tip of the Iceberg — Image by © Ralph A. Clevenger/CORBIS

De la théorie du fantasme au fantasme de la théorie : sur la question du genre en psychanalyse

En guise d’introduction

Cet article fait l’objet de point de départ de ma réflexion au sujet de la question du genre. J’ai choisi ici de synthétiser certains de mes cours de Master 1 de psychologie de l’Université Paris Diderot afin de poser les bases de ce qui m’amènera ensuite à proposer mes propres idées. Ce sont principalement deux professeurs, influencés par la pensée foucaldienne, qui nous ont instruits l’importance de se distancer de la théorie et ne pas la prendre pour un dogme. C’est en définissant la théorie du fantasme sous le prisme de la psychanalyse que je viendrai ensuite développer l’idée que la théorie peut elle-même être considérée comme un fantasme, venant répondre à une angoisse particulière. 

La théorie du fantasme

La théorie est le fruit de pensées nées d’un lieu, d’un temps et d’un contexte particulier, qui obéissent à des règles strictes et propres à ce lieu et à cette époque donnée. Cette hypothèse fait référence à la notion de norme, chaque individu vit dans un bain de normes et le sujet, en tant que produit de la norme, le devient en se subjectivant ou en s’assujettissant à celle-ci. Le travail d’une psychanalyse, pour le clinicien, n’est pas celui de dresser son patient à se conformer à la norme mais bien de prendre de la distance par rapport à celle-ci pour être au plus près de sa parole. Chaque patient apporte son symptôme, que nous pouvons considérer comme des difficultés à se conformer à la norme ou comme témoin que la norme est faillible, mouvante. Il faut donc cette distance pour la considérer ou la reconsidérer autrement, afin de se laisser la possibilité de la réviser sans que cela ne produise de catastrophe, quelle que soit la dimension structurante de celle-ci. Si la norme est mouvante et que la théorie naît de ce rapport à la norme, alors nous pouvons penser que la théorie est mouvant elle aussi.

Finalement, « La psychanalyse » n’existe pas en soi. Ce sont plutôt des psychanalyses, des théories d’orientation psychanalytiques, qui se construisent et se pensent selon ce qui a été pensé avant et ce qui se joue actuellement. C’est là tout le paradoxe de la transmission de la théorie psychanalytique, nous ne transmettons pas le contenu de la connaissance et pourtant il existe une théorisation de la psychanalyse à partir de la pratique psychanalytique. Théorie et pratique clinique s’articulent donc en psychanalyse et la visée scientifique de la théorisation n’a pas de sens si nous travaillons une clinique de l’hyper-singularité. Si la théorie se cramponne à des modèles étiologiques 1 universels, il est impossible d’entendre la singularité d’un discours et tout discours est singulier en ce qu’il est rattaché à un fantasme qui lui est propre. S’il s’agit, en entretien clinique, de ne pas seulement écouter ce qui est dit, il faut aussi se demander d’où vient le discours, et il en est de même pour les lectures théoriques. Le mot, en tant que représentant de la chose, de l’idée, n’est pas la chose elle-même, il serait délirant (au sens du délire psychotique) de prendre la parole d’un patient ou la théorie d’un ou d’une psychanalyste pour vérité unique. Ainsi faut-il constamment faire un travail de mise à distance, de relativisation de ce qui est dit ou lu puisque les mots sont le masque du fantasme de la personne qui les récite. 

Deux choses sont finalement à prendre en compte. La psychanalyse a pour visée d’entendre la parole de chacun de manière située en un temps et un lieu particulier mais il ne faut pas omettre que toute prise de parole psychanalytique est également située. Aussi toute parole est le représentant d’un fantasme, tant la parole d’un patient que la parole d’un ou d’une psychanalyste au travers de sa théorie. N’oublions donc pas que ce qui m’a été instruit n’a pas pour valeur de vérité unique, de même que pour mes propres théories ou hypothèses. Le sens que je donne au croisement d’une situation et de ma compréhension de la théorie est à questionner également. 

Le fantasme dans sa définition psychanalytique correspond à la réalité psychique en opposition à la réalité extérieure, partagée de tous. Les fantasmes ont donc une réalité qui est propre à chacun et est inconsciente 2. Chaque individu se construit grâce à la réalité extérieure mais aussi grâce à ses fantasmes et aux fantasmes de l’entourage de l’individu. Sigmund Freud a déterminé trois fantasmes structurants que nous construisons chacun de manière singulière : fantasme des origines (sur l’origine du sujet), fantasme de séduction (sur l’origine de la sexualité) et fantasme de castration (sur la théorie de l’origine et de la différence des sexes). Si ces fantasmes sont partagés de tous et qu’ils se retrouvent en dernière analyse clinique c’est bien parce qu’ils permettent de répondre à des questionnements communs et provocateurs d’angoisses existentielles. Le fantasme se créé en réponse à une angoisse et la parole, ou la théorie, en tant que représentant du fantasme répond aussi à cette angoisse.  

Un petit détour sur la définition de l’angoisse semble essentiel ici. L’angoisse, toujours au sens psychanalytique, est la couleur que prend tout affect délié de représentation. L’angoisse peut être définit comme étant de l’affect pur là où il est toujours sensé être rattaché à une représentation. Tout vécu, ou toute représentation, est accompagné d’affect. Lorsque cet affect vient à se séparer de sa représentation par des mécanismes psychiques particulier, de défense par exemple, alors l’affect peut devenir angoisse. Le fantasme en tant que bouchon à l’angoisse vient donner un autre sens, une nouvelle figure, une nouvelle forme à celle-ci, il vient requalifier l’affect d’une autre couleur. Ce fantasme travaille à relier un vécu du corps, l’angoisse, à une représentation psychique tolérable, il permet donc de symboliser des éléments de vie purement somatique 3.

Afin d’articuler un peu mieux cette hypothèse, nous pouvons nous référer au travail de Wilfried Bion avec les nourrissons. Selon lui tout nourrisson est traversé de vécu angoissant qu’il s’agit de contenir, là est tout le travail de l’entourage du bébé. Angoisse de vide, angoisse de mort, angoisse de morcellement, ce que traverse un bébé n’a pas de forme, de structure ou d’histoire et il s’agit donc par la voix, le regard, le toucher de le rassurer et de lui permettre de mettre un sens sur ses angoisses. Si ce processus se fait dans le réel avec un nourrisson, il se réalise sur un mode fantasmatique avec un enfant ou un adulte capable de donner un sens à son vécu mais traversé d’angoisse. 

Fantasme de la théorie : le genre en psychanalyse 

Avec ces éléments en tête nous devons donc considérer la théorie comme un fantasme venant répondre à une angoisse. Si nous en revenons à S. Freud, le thème du genre peut être considéré comme une énigme angoissante, puisque touchant au sujet de l’identité, du « qui suis-je ? », auquel le fantasme social répondant à cette angoisse, est de considérer deux sexes biologiques. L’un féminin et l’autre masculin, indépendants et complémentaires, et desquels découlent les genres homme et femme, constructions sociales et culturelles, rattachés à cette représentation biologisée du corps humain. 

Le genre comme dispositif social est, et a longtemps été, établi selon quatre critères : la différenciation exclusive, c’est à dire le fait d’être l’un ou l’autre mais pas les deux en même temps ; la binarisation, la répartition en deux catégories homme-femme ; la complémentarité, l’association des deux permettant la reproduction de l’espèce ; la hiérarchisation, l’homme étant supérieur à la femme. Cette théorie, élaborée dans un contexte qui lui est propre s’historicise peu à peu puisque moins actuelle aujourd’hui. Les caractéristiques biologiques attribuées à l’homme et à la femme sont des caractéristiques construites socialement. Dire que l’homme est fort et que la femme est douce dérive d’une répartition des rôles socialement construits. Cette déconstruction de la binarité homme-femme et de la frontière qui séparerait, fantasmatiquement, ces deux entités sont également des constructions sociales prises dans notre contexte historique actuel et seront à l’avenir, peut-être, démontés. 

Le rapport hiérarchique homme-femme, mis en place dans la réalité par la distribution inégale des ressources économiques et la valorisation symbolique du travail de l’homme par rapport à celui de la femme par exemple, met en place un système d’oppression-domination patriarcal, d’exploitation du corps et du travail des femmes par les hommes. Mais ce rapport homme-femme reste cantonné à la dualité biologique des sexes masculins et féminins venant par la même opprimer d’autre minorités qui sortent de cette assignation homme-femme.

Les notions de binarité, la bisexualité, le féminin-masculin, l’actif-passif, le sujet-objet naissent dans une époque qui amalgame sexuel et sexué, dans un contexte hétérosexuel où le genre est attribué en fonction du sexe et détermine l’orientation sexuelle et le genre. Toute personne née avec un sexe masculin serait de genre « homme », et devrait « normalement » être attiré par les femmes. De même, toute personne née avec un sexe féminin serait de genre « femme » et devrait « normalement » être attiré par les hommes. Genre et biologie sont intimement liées et difficilement dissociables. Ne nions pas la réalité de ce que sont le sexe biologique masculin ou le sexe biologique féminin mais demandons-nous pourquoi en sommes-nous venus à nommer les deux sexes différemment et à les distinguer. Est-ce que ce n’est pas simplement un effet du social que de dire que tel sexe est masculin et tel autre est féminin ? Thomas Laqueur écrit La fabrique du sexe 4 et parle de deux modèles de conception du sexe et d’opposition du sexe dans l’histoire : l’isomorphisme et le dimorphisme. Il indique que cette manière que nous avons de penser en deux sexes opposés est une conception récente qui date du milieu du XVIII° siècle. Auparavant, dans une perspective isomorphiste il n’y avait qu’un seul sexe, le sexe masculin, avec des degrés de maturations différent selon sa présentation biologique, le vagin étant un pénis interne. Cette représentation d’un sexe biologique unique se met en place par un fantasme social, de même que nous pouvons considérer que la représentation dimorphiste actuelle est aussi le produit d’un fantasme social auquel il est attribué à la femme et à l’homme des caractéristiques différentes. 

C’est aussi depuis le XVIII° siècle que le corps médical impose le sexe (à la fois le sexe biologique et le genre en tant que représentation sociale associée) masculin ou féminin aux hermaphrodites. Sous prétexte que le sujet a des sentiments tendres pour un homme alors il sera désigné de femme et inversement. Sexe biologique, genre et orientation sexuelle se déterminent les uns selon les autres. Aujourd’hui en clinique intersexe, l’assignation d’un sexe précis par le médecin sur le patient s’inscrit au cœur d’une représentation sociale. Si l’enfant à un utérus et est en mesure de porter un enfant alors c’est une fille, si l’enfant à un pénis de plus de deux centimètres alors c’est un garçon. Le biologique est traversé par le discours normatif et les critères sociaux. Le savoir est aussi porteur de pouvoir, c’est le médecin qui sait et qui a le pouvoir de désigner le sexe du bébé, nous pouvons ici saisir l’idée de « biopolitique » introduite par Michel Foucault 5 où savoir et pouvoir exercent une influence sur les corps. Nous ne sortons jamais de ce rapport au pouvoir. Même si nous cherchons à renverser le rapport homme-femme en étant gay, bi, non binaire … nous entrons dans un autre système de consommation désigné par et pour ces sujets qui les enferment toujours dans une identité précise et fermée à laquelle il doit se conformer. 

En guise de conclusion 

Les questions de sexe, sexuation, genre, orientation sexuelle et sexualité sont plus complexe qu’il n’y paraît. Elles ne peuvent se réduire à la question du biologique, malgré qu’il ne faille pas nier ce paramètre, et sont toujours à mettre en perspective de l’appareil culturel dans lequel elles sont prises. Le genre est une énigme anxiogène donc provocatrice de fantasmes qui ont pour but, à un niveau personnel et général, de mettre à distance cette angoisse. Tout discours qui est produit sur le genre est un objet qui vient boucher l’angoisse. Le fantasme est un écran à l’angoisse des sexes ou du sexe que l’on a ou que l’on n’a pas.

La théorisation est une façon de produire du fantasme en réponse à l’énigme du genre. Il ne s’agit pas là de discréditer la théorisation mais bien de mettre en lumière la nécessaire distance à maintenir par rapport à la théorie afin de continuer de la penser. Ainsi les théories freudiennes souvent caractérisées de misogynes sont à recontextualiser. Si Freud indique que la fille devient femme par l’expérience d’un plaisir qui serait vaginal et non plus clitoridien c’est parce qu’une femme était considérée comme telle à partir du moment où elle était à même de pouvoir se reproduire, ne dit-on pas encore aujourd’hui aux jeunes filles qu’elles deviennent femme lors de leurs premières règles ? 

Notes

La photo de couverture de cet article est tirée du site web suivant : BlogSpot.

1. Étiologie : étude des causes et des facteurs d’une maladie.
2. Fantasme : « Scénario imaginaire où le sujet est présent et figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient. Le fantasme se présente sous des modalités diverses : fantasme conscient ou rêves diurnes, fantasmes inconscient tels que l’analyse les découvre comme structures sous-jacente à un contenu manifeste, fantasme originaire. » – J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, 1967, Vocabulaire de psychanalyse, Paris PUF, p. 152.
3. Angoisse automatique : « Réaction du sujet chaque fois qu’il se trouve dans une situation traumatique, c’est-à-dire soumis à un afflux d’excitation, d’origine interne ou externe, qu’il est incapable de maîtriser. L’angoisse automatique s’oppose pour Freud au signal d’angoisse » – J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, 1967, Vocabulaire de psychanalyse, Paris PUF, p. 28.
Signal d’angoisse : « Terme introduit par Freud dans le remaniement de sa théorie de l’angoisse (1926) pour désigner un dispositif mis en action par le moi, devant une situation de danger, de façon à éviter d’être débordé par l’afflux d’excitations. Le signal d’angoisse reproduit sous une forme atténuée la réaction de l’angoisse vécue primitivement dans une situation traumatique, ce qui permet de déclencher des opérations de défense. » – J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, 1967, Vocabulaire de psychanalyse, Paris PUF, p. 447.
Angoisse devant un danger réel : « Terme (Realangst) utilisé par Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’angoisse : angoisse devant un danger extérieur qui constitue pour le sujet une menace réelle. » – J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, 1967, Vocabulaire de psychanalyse, Paris PUF, p. 29.
4. T. LAQUEUR, 1992, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident. Paris Gallimard.
5. M. FOUCAULT, 2001, « La naissance de la médecine sociale » in Dits et écrits, Paris Gallimard.