Mad Max : Fury Road — Furiosa, ou l’incarnation filmique du cyborg de Donna Haraway

Mad Max : Fury Road Furiosa, ou l’incarnation filmique du cyborg de Donna Haraway

Max, Furiosa et la réactivation mythologique

À première vue, l’univers de « Mad » Max Rockatansky, le personnage inventé et porté à l’écran par George Miller depuis 1979, n’est pas un monde favorable aux femmes. Sur ces terres post-apocalyptiques, cruauté et folie règnent maîtresses. Si Mel Gibson est le seul véritable héros des trois premiers opus (Mad Max 1, Mad Max 2 2, Mad Max Beyond Thunderdome 3), Tom Hardy qui reprend le rôle dans Mad Max : Fury Road 4, partage cette fois l’écran avec Charlize Theron dans la peau de Furiosa.

L’objectif de cet article est donc de se pencher sur ce personnage féminin particulier, d’étudier son rapport au corps et le rôle qui lui ai confié pour faire apparaître une connexion entre sa représentation alternative de femme hybridée à la technologie avec les concepts et théories que Donna Haraway développe dans son Manifeste Cyborg 5.

Une première partie viendra défendre l’idée de Furiosa incarnant une forme de cyborg dans le film pour, dans une seconde partie, montrer en quoi son rôle dans une trame scénaristique qui repose sur la thématique d’un retour au Jardin d’Eden, la rapproche de la pensée d’Haraway. Enfin, dans une dernière partie, il s’agira de dresser un parallèle entre Mad Max : Fury Road et Ex Machina 6 afin de proposer l’hypothèse selon laquelle ces films présentant des corporéités féminines alternatives et d’autres représentations de la femme à l’écran que celles habituellement diffusées, reposent tous deux sur le même ressort de réactivation mythologique pour proposer de nouveaux imaginaires.

Une cyborg dans le monde de Mad Max —Le rapport au corps de Furiosa

Le cyborg tel qu’on l’imagine dans un film de science-fiction, c’est à dire tel qu’il nous a été généralement montré par les grandes productions cinématographiques, semble être une entité formidable qui fusionne technologie de pointe et un corps déjà performant ; le meilleur des deux univers. Pourtant, comme on l’a montré précédemment, il existe plusieurs définitions ou visions de ce nouvel être. 

D’une certaine manière, donc, on peut défendre l’idée selon laquelle Furiosa incarne une de ces versions du cyborg. D’abord physiquement, comme nous allons le voir maintenant, puis de par la constitution de son rôle, part que nous analyserons dans le paragraphe suivant.

L’élément qui constitue l’hybridation technologique de Furiosa prend la forme de son bras métallique qu’elle harnache au bout du moignon de son bras gauche. Il ne s’agit pas vraiment d’une fusion donc, au sens où cet élément n’est pas intrinsèquement lié à son organisme. Pour autant, il s’agit de plus que d’une simple « réparation » que pourrait constituer la prothèse. Ce bras mécanique agit bien en amélioration. Plusieurs épisodes dans le film le montrent bien. Là où un « simple » bras de chair, d’os et de muscles ne supporterait jamais la charge, son augmentation mécanique permet à Furiosa de décupler ses capacités.

Par exemple, lors d’un des nombreux combats de la course poursuite, les ennemis de Furiosa lui volent le volant de son véhicule. Elle place donc son bras-pince en levier et redresse la course du camion, manœuvre impossible à mains nues. 

Un peu plus tard, un nouvelle confrontation entraîne le camion dans une situation complexe. Lancée à pleine vitesse, Furiosa conduit et rattrape in extremis Max qui tombe du toit. Elle le retient alors à bout de bras mécanique et lui évite de passer sous les roues. Ce dernier se débat avec d’autres adversaires, toujours pendu dans le vide. Il est suspendu dans les airs pendant cette longue séquence, et c’est bien grâce à la solidité du bras métallique de Furiosa que ce dernier ne succombe pas. 

Au dernier moment, Furiosa rattrape Max, sur le point de passer sous les roues du camion. Son bras mécanique lui permet de le maintenir ainsi jusqu’à ce qu’il bondisse sur un autre véhicule, et que le combat continue.

D’autre part, le personnage de Furiosa se détache clairement des autres protagonistes féminins de l’histoire. Elle prend la tête du harem d’Immortan Joe, et au cours de leur fuite, plusieurs séquences montrent toutes ces femmes ensemble, dans un même plan. Alors, les différences physiques sont flagrantes. En comparaison avec les autres aux traits frôlant les mensurations de l’idéal féminin véhiculé dans la culture dominante occidentale, Furiosa porte à l’écran une corporéité marginale. En effet, mannequin et actuelle égérie de Dior, Charlize Theron abandonne le rôle hypersexualisé dans lequel on la voit d’habitude pour un corps plus androgyne. Les cheveux rasés courts, l’habit dont le drapé camoufle toute forme, le personnage de Furiosa détonne particulièrement des publicités pour les parfums où Charlize Theron se déshabille. La différence visuelle avec le stéréotype qu’elle incarne d’autre part est d’autant plus frappante qu’il se retrouve chez les femmes du harem. Ces dernières répondent toutes aux clichés esthétiques de la beauté plastique occidentale. 

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Furiosa, sans son bras mécanique (à droite) détonne avec les autres femmes, incarnations des standards de beauté. On trouve un panel du même stéréotype de perfection qui dénote avec le physique et le handicap de Furiosa.

Ce corps alternatif au milieu de physiques stéréotypés est également investi d’un rôle social très différent de l’habituelle répartition genrée des rôles diégétiques. Si Furiosa décentre l’image de la femme par ses représentations alternatives et l’hybridation de son enveloppe corporelle à la machine, elle est aussi actrice d’un scénario dont les références scénaristiques semblent s’inscrire dans la vision d’un cyborg recodant la mythologie de l’humanité, théories développées par Donna Haraway. 

Du corps au rôle – Être une cyborg et agir en tant que telle

Il est possible de lire dans la quête que Furiosa s’est fixée, une réactivation mythologique du récit de la Création. Plusieurs éléments présentés dans l’œuvre de George Miller articulent en effet la trame scénaristique d’une volonté de retourner au Jardin d’Eden.

Il clair pour Max, et pour le spectateur, que l’objectif principal de Furiosa est de libérer le harem et de fuir la tyrannie d’Immortan Joe. À plusieurs reprises, la destination d’échappatoire est mentionnée. Tous sont en direction d’une « Green Place » (ou Terre Verte), dont on ne sait rien à part ce que laisse imaginer le nom. Au milieu du film, Max interroge Furiosa sur sa quête et ses motivations. Leur échange est retranscrit ici :

Max : Comment sais-tu qu’un endroit pareil existe ?
Furiosa : J’y suis née.
Max : Pourquoi as-tu décidé de partir ?
Furiosa : Je ne l’ai pas décidé. J’ai été enlevée, enfant. Volée.
Max : Tu as déjà fait un truc pareil ?
Furiosa : Bien des fois. Maintenant que je conduis un convoi de combat (War Rig), je n’aurai jamais de meilleure occasion.
Max (en pointant les passagères endormies à l’arrière) : Et elles ? 
Furiosa : Elles sont en quête d’espoir.
Max : Et toi ?
Furiosa (après un temps) : De rédemption.

Furiosa espère donc retrouver cette Green Place qu’elle a été forcée de quitter et qui semble échapper aux monstruosités du monde des hommes. Le parallèle avec le Jardin d’Eden interdit à Ève est facile à faire, et les similitudes sont encore plus grandes lorsque Furiosa expose le moteur de ses actions : la quête de rédemption.

Déterminée, Furiosa s’engage dans le sauvetage des autres femmes dans l’espoir de rédemption.

Cette recherche du havre de paix perdu, ce retour aux origines vierges de cruauté et de folie est cependant mis à mal. Le paradis de Furiosa reste introuvable. Le groupe de personnage principal rencontre d’anciennes alliées de Furiosa, dernières survivantes de la société qui prospérait sur la Terre Verte. Tour à tour, les femmes expliquent pourquoi elles aussi ont dû fuir. « Nous avons dû partir… Nous n’avions plus d’eau… L’eau était empoisonnée, sale… Plus aucune plante ne poussait… Et les corbeaux sont arrivés… »

Le Paradis est détruit, il n’existe aucun moyen pour Furiosa d’accomplir la mission qu’elle s’est fixée.

Cette fois désespérée, Furiosa se déleste de son bras mécanique avant de tomber dans le sable. Sa quête semble impossible.

Toutes les femmes survivantes s’assemblent alors et prennent la décision de continuer leur fuite vers l’est, à travers un désert de sel inconnu. Max, à qui Furiosa offre une place dans leur caravane de fortune, choisit d’abord de prendre sa propre route et de se séparer d’elles. Ce dernier va pourtant faire demi-tour et proposer aux femmes une alternative aussi formidable que folle.

Le plan n’est pas de retrouver un Eden perdu, mais plutôt de prendre les choses en main et de créer leur propre version du Jardin en reprenant le contrôle de la source d’eau à Immortan Joe et à ses hordes.

Furiosa s’empare donc de cette perspective d’avenir et mettra dès lors tout en place pour parvenir à l’accomplissement de ce nouveau destin, celui de la re-création d’une utopie libérée de la violence et de la folie. Les promesses d’un monde luxuriant trouvent espoirs dans les graines que transportent les femmes : elles sont munies de sacoches remplies de pousses d’arbres et de plantes originaires de la Green Place et qui serviront alors à la reconstruction d’une terre accueillante. 

Ce retournement de situation est total, tant sur le plan philosophique que physique, puisque Furiosa fait physiquement demi-tour. Une femme transformée, hybridée à la technologie, tente alors de redonner un sens à l’humanité non pas en cherchant dans le passé les vestiges d’un Eden perdu, mais en se projetant activement dans la production d’un avenir.

En ce sens, Furiosa vient incarner des représentations alternatives à celles traditionnellement proposées par la science-fiction hollywoodienne. Sa corporéité hybride modifie la vision habituelle de la cyborg hyper sexualisée (comme cela peut être le cas dans des films comme Terminator 3 7, ou dans Ghost in the Shell 8). Son rôle l’entraîne dans un recodage mythologique, recodage au sens où la morale qui semble se détacher du film est qu’un retour au Paradis passé est impossible mais que sa re-création, c’est-à-dire l’engagement d’individus pour la production d’une nouvelle version, est possible et est la meilleure option pour l’humanité.

Mad Max : Fury Road repose donc sur le même procédé scénaristique, à savoir le recodage mythologique, que d’autres œuvres filmiques pour proposer à son tour des représentations alternatives. 

De Mad Max : Fury Road à Ex Machina — Les réactivations mythologiques du cyborg de Donna Haraway

Tout comme dans Ex Machina, Mad Max : Fury Road propose au spectateur des représentations alternatives à celles habituellement diffusées par le cinéma de science-fiction hollywoodien. Il est intéressant de remarquer qu’on peut retrouver dans l’analyse de ces deux films une illustration des pensées que Donna Haraway développe dans le Manifeste Cyborg 9.

Dans les deux œuvres, le personnage cyborg vient recoder la trame scénaristique d’un récit mythologique, qui agit ici comme l’une des plateformes de solidification et de diffusion des systèmes de valeurs occidentaux, afin de faire émerger un nouveau discours alternatif. C’est exactement en ce sens que Donna Haraway envisage le rôle social et politique du cyborg. Pour cette dernière, l’idée derrière le cyborg est celle qui explore « la transgression des frontières, des fusions puissantes et des dangereuses possibilités que les individus progressistes pourraient explorer comme une piste nécessaire à un travail politique » 10. Elle considère que les avancées technologiques, tant dans le domaine des biotechnologies que de la communication, sont de formidables outils pour remodeler les corps, tant physiques que sociaux. Pour Haraway, « la frontière est perméable entre l’outil et le mythe, entre l’instrument et le concept, entre le système de relation sociale historiquement construit et les anatomies des corps possibles également historiquement construites, incluant les objets de connaissances ». Or, plus importants encore, « mythes et outils se constituent les uns les autres » 11. Ainsi, agir sur l’un impacte directement l’autre. 

Dans son Manifeste, Donna Haraway défend l’idée selon laquelle le cyborg sera vecteur d’émancipation pour les différents groupes jusqu’alors dominés (les femmes, en particulier), s’il est porteur d’un discours de recodification et de réappropriation des systèmes de mythes et de symboles qui structurent les imaginaires sociaux et les systèmes de représentation. 

En ce sens, un paragraphe de son ouvrage vient justifier l’analyse faite plus haut du recodage mythologique dans Mad Max : Fury Road

« L’écriture cyborg ne doit pas porter sur La Chute (The Fall, l’exclusion d’Adam et d’Eve du Jardin d’Eden), sur l’imagination de l’unité d’un ‘il était une fois’ avant le langage, avant l’écriture, avant l’Homme. L’écriture cyborg doit porter sur le pouvoir de survivre, non pas sur la base d’une innocence originelle, mais sur la base d’une prise en mains des outils qui permettent de définir ce même monde qui avait marqué [les femmes] comme ‘autres’  » 12. C’est exactement la situation présentée dans le film de George Miller. La cyborg ne vient pas porter le message d’un retour au Jardin d’Eden, d’un cheminement pour contrer La Chute, mais bien la prise en main par Furiosa de sa destinée, et de la destinée des femmes qui l’accompagnent, jeunes et vieilles, et qui ouvrent, en fin de film, sur la destinée de l’humanité plus large.  

Furiosa dans Mad Max : Fury Road, à l’instar de Ava dans Ex Machina, incarne donc ce personnage cyborg vecteur de nouvelles représentation, qui propose un nouvel imaginaire en puisant dans les références collectives issues des grands mythes partagés dans la culture occidentale. 

Représentations alternatives et développement de nouveaux imaginaires

Cela fait maintenant deux productions filmiques qui proposent des représentations alternatives et que j’arrive à lier aux théories de Donna Haraway dans la réactivation et le recodage de mythologies. À plusieurs reprises, on peut trouver dans le cinéma contemporain des illustrations d’une pensée développée dans le milieu des années 80. Cette observation ouvre dès lors une nouvelle piste d’enquête qui serait d’interroger les équipes créatrices et réalisatrices de ces œuvres pour savoir si la lecture de Donna Haraway a influencé leur imaginaire ou si ce rapprochement est totalement mien, et pas le fruit d’une connexion consciente de leur part.

Si le cinéma commercial américain fait très régulièrement jouer une même représentation du corps féminin impacté par la technologie, la domination de cette corporéité n’est pas totale et certains films portent à l’écran d’autres alternatives. Grâce à cet autre visible, la représentation dominante apparaît pour ce qu’elle est réellement : une représentation socialement construite, culturellement située, une corporéité parmi d’autres. L’analyse de personnages comme Furiosa et Ava permet de faire émerger la centralité impensée de cette vision en la décentrant, en donnant à voir autre chose. L’industrie cinématographique américaine se trouve parfois à mettre en image ce que Donna Haraway avait théorisé, à savoir l’incarnation d’un cyborg porteur d’un potentiel d’émancipation. Dans ces films, le cyborg n’impacte pas seulement par l’hybridation biologique et mécanique de son corps, mais module les systèmes de représentation en s’emparant des discours scientifiques et des récits mythologiques, procédés éminemment producteurs de sens. Ce « nouveau » visible, cette alternative, s’il reste minoritaire et s’articule en marge d’une représentation traditionnelle en recodant les stéréotypes qui la composent, propose un autre système de valeur et invite à construire de nouveaux rapports sociaux en structurant de nouveaux imaginaires. 

Dans les films étudiés plus haut, le personnage du cyborg incarne l’entité dominée dans le système de valeur bâti à partir du mythe, soumise, d’une certaine manière, à une écriture antérieure. Pourtant, chaque fois, ce cyborg reprend la main, recode le mythe et, par la même occasion, le système de valeur et de représentations qui le supporte. Furiosa permet une nouvelle écriture, une autre possibilité d’avenir de par la transformation d’un récit fondateur conservateur, au sens où il justifiait jusqu’alors une certaine hiérarchisation des représentations et des valeurs, en un autre, fondateur également, mais sur d’autres bases.

Notes :

Toutes les images sont tirées des films Mad Max : Fury Road. Crédits : Warner Bros. Tous droits réservés.
L’affiche est tirée du site suivant : tmdb

1 MILLER, G. Mad Max. Sidney : Kennedy Miller. 1979.
2 MILLER, G. Mad Max 2. Sidney : Kennedy Miller. 1981.
3 MILLER, G. Mad Max Beyond Thunderdome. Sidney : Kennedy Miller. 1985.
4 MILLER, G. Mad Max : Fury Road. Sidney : Kennedy Miller. 2015.
5 HARAWAY, D. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s », Socialist Review, n° 80, 1985.
6 GARLAND, A. Ex Machina. Universal City : Universal Pictures. 2014.
7 MOSTOW, J. Terminator 3 : Rise of the machines. Burbank : Warner Bros. 2003.
8 SANDER, R. Ghost in the Shell. Universal City : DreamWorks Pictures. 2017.
9 HARAWAY, D. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s », Socialist Review, n° 80, 1985.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid.