Sonnie’s Edge : Retournements de situations et renversements de paradigmes

Sonnie’s Edge : Retournements de situations et renversements de paradigmes

Court métrage et profondes perspectives 

Le court métrage peut avoir ceci d’intéressant qu’il doit, en un minimum de temps, placer le spectateur dans des conditions de compréhensions de la situation. Pour cela, certaines productions s’appuient sur un formidable arsenal de représentations stéréotypées et d’images traditionnelles. Certaines autres appliquent cependant des mécanismes inverses. Cet article propose d’analyser Sonnie’s Edge 1, un court métrage d’animation et de science-fiction produit par Netflix, et de montrer en quoi il détourne les codes et les normes pour faire apparaître leur caractère culturellement et socialement situé. En d’autres termes, cet écrit propose de réfléchir sur la construction de notre regard et de notre rapport au monde. 

La première partie de ce texte invite à montrer comment l’ambiance de ce court métrage projette le spectateur dans un univers à la fois neuf, à découvrir, et à la fois étrangement familier. Ce sentiment de confort qui s’installe comme cadre est au cœur d’un plot twist qui s’opère en fin de film. La deuxième partie de cet article, nous verrons donc comment s’opèrent, avec le changement de situation, un renversement des représentations traditionnelles et une remise en question d’un paradigme classique. 

Mise en situation — Confort et feinte des stéréotypes

Les premiers plans successifs qui ouvrent à la fois le corpus de la série (Sonnie’s Edge étant le premier des 18 épisodes qui constituent Love Death + Robots 2) et le court métrage en lui-même plantent le décor dans l’univers extérieur d’un scénario qui se passe en intérieur.

Dès l’ouverture du court métrage, on plante le décor : une société familière, verticale et lumineuse qui abrite dans ses bas-fonds une violence sociale virulente.

Un survol de la ville futuriste n’est pas sans rappeler les images d’ouverture de Blade Runner 3 et renvoie le spectateur à cette ambiance tant reprise et développée depuis la vision de Ridley Scott ; le Cyber Punk. D’emblée, on nous promène en terrain familier sans jamais explicitement nous situer. On fait appel à ce que l’on connaît déjà et on bâtit dessus. 

Les néons et l’architecture extrêmement verticale placent la scène dans une société temporellement et technologiquement différente de la nôtre, mais qui conserve et accentue ses parts d’ombres. 

La vérification du camion de transport recouvert de graffitis apparaissant sous la lampe U.V. du garde pose pourtant les prémisses d’apparences trompeuses…

L’action va se dérouler dans les coulisses et sur le sable d’une arène souterraine qui accueille de sanglant combat de monstres contrôlés par des humains qui leur projettent leur conscience. De nouveau, le cadre semble connu bien qu’inédit. Le monde des confrontations clandestines futuristes a régulièrement été exploré dans les oeuvres de science-fiction. L’endroit est humide et sombre, lugubre et sale.

On découvre au fur et à mesure les différents protagonistes. Sonnie et ses deux assistants descendent du camion et préparent les derniers réglages en amont du combat. Le long d’un couloir décrépi, ils butent sur les hommes de main de Dicko qui fait à son tour son apparition. Accompagné d’une jeune femme blonde très séduisante, Dicko est en charge des combats clandestins. Alors qu’il propose à Sonnie de perdre son duel pour une grosse somme d’argent, elle refuse brutalement et retourne à sa créature, lui tournant le dos.

Dans ce décor terrible, les compagnons de Sonnie se chargent de présenter à Dicko, et au spectateur par la même occasion, les raisons du refus de la pilote. Ils exposent une version de l’histoire de ce personnage afin d’ancrer le scénario dans un système organisé. C’est, là encore, une piste que l’on est invité à suivre pour mieux nous tromper par la suite. 

On raconte à Dicko que Sonnie a été la victime d’un viol collectif et des tortures d’un gang de criminels. On laisse entendre que c’est la rage de sa quête de vengeance qui lui donne son avantage, son edge.

Sans décortiquer la scène du combat centrale dans le court métrage, mais assez secondaire jusqu’à présent dans cette analyse, il est intéressant de voir comment les deux monstres jouent aussi de leurs profils stéréotypés. 

Tout d’abord, il faut noter l’importance qu’accorde Sonnie au genre de sa créature. Lorsque Dicko fait référence au monstre : « il est magnifique »; Sonnie le corrige sans ménagement : « oui, elle l’est ». Si on ne fait qu’entrevoir la stature de Khanivore, la séquence de combat accentue cette « féminisation » du monstre. En effet, Khanivore brille par sa vitesse et son agilité, sa finesse, ses capacités d’esquives et sa redoutable précision, caractéristiques usuellement possédées par les personnages féminins dans les jeux vidéos. Cette classification est marquée par son opposition éminemment masculine, autant dans la caricature, dans son adversaire du jour, Turboraptor. Ce dernier, une montagne d’écailles et de défenses, est lourd et cogneur, pourvu d’une imposante armure et combattant d’une force brute et bestiale. 

On retrouve dans cette opposition frontale deux stéréotypes déterminant deux genres : d’un côté le masculin brutal et féroce, de l’autre le féminin agile et rapide.

Lors du combat, Khanivore déploie ses tentacules pour échapper agilement à la force brute de Turboraptor.

Pourtant, la fin du combat présente elle aussi un renversement de ces stéréotypes. La section de du bras de Turboraptor fait émerger une lame en os dont il se sert pour éventrer Khanivore. 

Alors que l’issue du combat semble déterminée, cette dernière surprend par un accès de violence brute plongeant sa tête coupante dans la gorge de son adversaire. Dans un geyser de sang, Khanivore décapite l’autre monstre et présente son trophée à la foule en liesse. On peut trouver ici un premier aperçu de la dualité du personnage de Sonnie qui joue du confort des apparences pour prendre à revers celui qui se trompe sur son compte.

Après le combat violent, et alors que ses assistants célèbrent leur victoire dans l’alcool, Sonnie et attirée par la jeune blonde dans son atelier. C’est là encore l’occasion pour les concepteurs de ce court métrage d’entraîner le spectateur plus loin dans le système mit en place depuis le début en accentuant encore les stéréotypes.

Dans le rapport entre les deux personnages, les rôles semblent cristallisés. Les représentations sont familières et les pièges se referment lentement… 

La nouvelle rencontre de ces deux femmes s’oriente vers une phase de séduction érotique. La jeune blonde n’était pas passée inaperçue dans le couloir au début du petit film. En jouant sur ses charmes évidents, elle réagit sur la catégorisation de Sonnie d’un « garçon manqué », cette classification traditionnelle pour décrire les femmes faisant preuve de peu de féminité au regard des normes : cheveux courts, tatouages et piercing apparents…

S’offrant au personnage principal, se dénudant pour l’attirer à elle, la jeune femme prend Sonnie au piège et renferme ses griffes dans sa chair, faisant exploser sa tête. Son rôle est donc celui de la femme fatale, séductrice vicieuse qui se sert de son apparence pour arriver aux fins qu’elle s’est fixées ou, comme dans le cas présent, qu’on lui a ordonnées. Envoyée par Dicko, qui sort alors de l’ombre comme un marionnettiste malfaisant, la blonde venait régler son compte à celle qui n’avait pas voulu se soumettre.

Par ce plot twist, le héros trompé après avoir été victorieux, le spectateur est emporté et conforté dans un univers à la fois nouveau et étrangement commun, un système qui repose et se structure autour de stéréotypes connus et récurrents. La force de ce court métrage est pourtant de retourner cette situation, et de la faire apparaître pour ce qu’elle est vraiment : une lecture du monde tel qu’on est habitué à le voir, de manière formatée, sans jamais réellement l’interroger.

Pourtant, ce premier retournement laisse place à un second rebondissement qui ouvre à des pistes de réflexions plus profondes. 

Renversement du système — La chute des apparences

Malgré son corps fatalement endommagé, Sonnie continue de communiquer avec les deux antagonistes trompeurs. Son esprit a en effet été partagé entre cette enveloppe charnelle et le monstre qu’elle « pilotait » pendant le combat. Pensant la détruire, Dicko avait simplement attaqué une part matérielle de son être et révélé la véritable nature de son personnage. Est pris qui croyait prendre : Sonnie, sous la forme de Khanivore, s’apprête à faire connaître à Dicko le prix de son erreur. 

L’inversion des rôles est totale : le dominant est maintenant à la merci du dominé. « Cette peur est mon avantage. Cette peur de la mort… As-tu peur maintenant ? ».

Jusqu’au premier rebondissement, et même en l’incluant, le scénario de ce court métrage repose sur des bases classiques, c’est-à-dire s’appuyant sur un arsenal de représentations et d’images stéréotypées habituellement observées. Pourtant, il est possible de tirer du second plot twist une critique du modèle de pensée traditionnel. Ainsi, le dénouement de ce court métrage emploie le renversement de situation contre lui-même.

Par l’intermédiaire du personnage stéréotypé de la femme fatale, les créateurs laissent entendre que la société se prend dans son propre piège. « Le monde voit ce qu’il a envie de voir ».

Si, comme le disait la jeune femme, « le monde voit ce qu’il a envie de voir », Sonnie fait apparaître toute l’erreur de ce système. En effet, le système développé jusqu’alors ne considère l’autre que comme il a l’habitude le considérer et ne le perçoit qu’en fonction de ce qu’il semble être, et non pas de ce qu’il est vraiment : la victime d’un viol ne se définit plus qu’en tant que tel, tout autre aspect de sa personne disparaît. Ce système catégorise rapidement et ne revient pas sur cette définition. Tout est alors construit en fonction de cette base située sans qu’elle soit conscientisée. 

Or Sonnie exprime à juste titre qu’elle n’est pas déterminée par son sort : si l’autre ne peut la voir autrement qu’en victime, avec tout ce que cela implique de déterminant (la vengeance comme seul motif d’existence par exemple), elle a dépassé ce statut et s’en émancipe. Face à la réification qu’elle subit par la société et les individus qui pensent la dominer, elle puise son énergie dans sa réelle humanité, son véritable ressenti de la peur, sentiment éminemment naturel. 

Elle en tire sa force : non pas du crime en lui-même, mais de la stigmatisation qu’elle subit de par sa catégorisation. Elle n’est pas motivée par une vengeance comme ils le pensent, ce qui la rend prévisible, elle se sert de cette sous-estimation, de ce regard biaisé. 

En ce sens, le personnage de Sonnie fait valoir sa capacité à s’auto définir, à s’émanciper d’une classification limitante et à dépasser le cadre qu’on lui impose. 

En renversant une dernière fois la situation, en prenant Dicko et sa femme de main à leurs propres jeux, il est possible de voir en Sonnie un message critique à l’égard d’un fonctionnement de notre société. Ce court métrage invite, selon moi, à repenser la construction même de nos modes de pensée et les raccourcit vers des représentations stéréotypées qui, si elles semblent rendre une situation plus lisible, réduisent en réalité les éléments à des catégories figées et contraignantes. 

Le personnage de Sonnie n’est pas simplement sous-estimé, il est jugé et défini par un système qui ne lui accorde aucune possibilité de participation. Et alors même qu’elle explique ce qui la constitue, comment elle se considère et qu’elle montre au système qu’il se trompe sur son compte, ce même système continue sur le même régime. C’est bien cette erreur de jugement que les dominants (ici Dicko et son compagnon) payent en fin de compte. 

Sonnie, une incarnation inattendue pour repenser la construction de notre regard sur le monde

Par l’intermédiaire d’un personnage féminin central fort qui porte sa propre parole jusque dans le fondu du générique, ce court métrage invite à remettre en question le paradigme commun de notre société en le faisant apparaître comme une vision construite du monde parmi d’autres. Il dénonce un paradigme traditionnel basé sur un système de représentations stéréotypées, qui permet une catégorisation rapide des événements et des individus, refusant d’autres définitions.

Ce faisant, Sonnie’s Edge porte, selon moi, à l’écran un discours alternatif sur la construction de notre regard. En mettant en image un personnage féminin puissant, victime émancipée de la catégorisation qu’elle subit habituellement, ce court métrage propose d’envisager un autre regard sur les choses, le monde et les individus, mais également d’interroger les caractéristiques et les critères qui structurent ce regard. En d’autres termes, Sonnie’s Edge invite à réaliser le caractère culturellement et socialement situé de notre regard en exposant sa faiblesse : un manque de considération d’autres paradigmes, un immobilisme du système hiérarchisé des valeurs qui le structure. 

Ce court métrage permet, selon moi, de remettre en question la centralité de notre paradigme occidental en le montrant défaillant, piégé par ses propres critères d’évaluations des individus, ne s’adaptant pas aux réalités des situations.

Notes 

Toutes les images sont tirées de l’épisode Sonnie’s Edge de la série Love Death + Robots. Crédits : Netflix & Blur Studio. Tous droits réservés.

1 PENNACCHIOLI, G. & WILSON, D. Sonnie’s Edge. Los Angeles : Blur Studio. 2019.
2 MILLER, T. Love Death + Robots. Los Gatos : Netflix. 2019.
3 SCOTT, R. Blade Runner. Burbank : Warner Bros. 1982.