Drive : L’individu complexe à l’écran

Drive : L’individu Complexe à l’écran

Révéler le complexe à l’écran

En 2017, Ryan Gosling incarne un androïde dans le Blade Runner 2049 1 de Denis Villeneuve. On pourrait cependant avancer que 6 ans auparavant, il jouait déjà un Cyborg 2

Le but de cet article est de montrer que le personnage principal de Drive 3, réalisé en 2011 par Nicolas Winding Refn, est difficilement identifiable selon le modèle traditionnel habituel. En effet, si ce dernier repose sur le principe de faire correspondre l’individu observé à une figure type, un rôle ou un statut préconçu, comme c’est généralement le cas dans les grosses productions hollywoodiennes, ce cadre semble défaillant avec un film comme Drive. Ainsi, et c’est la piste que nous allons exposer, le personnage de Ryan Gosling s’incarne dans une hybridité, une fusion complexe de différentes figures habituellement stéréotypées. 

En explorant dans un premier temps les trois figures types effectivement identifiables chez ce personnage, nous montrerons ensuite qu’on ne peut pleinement appréhender le Driver qu’à travers la fusion de ces visages, faisant de lui une forme singulière de Cyborg.

Ryan Gosling dans le rôle du Driver, un individu inséparable de sa fonction.

Identifier le personnage principal — Les figures du Driver

La mécanique habituelle, traditionnelle pour identifier un personnage, consiste à essayer de rapprocher ce que l’on apprend de lui au fil du scénario de grandes figures types, de grands rôles qu’on trouve habituellement dans le cinéma. Il s’agirait ainsi de faire correspondre le protagoniste à un statut particulier, à le faire rentrer dans une catégorie particulière, comme celle du héros, du flic ou du père de famille par exemple. 

Ce procédé, aussi évident que commun, tend à essentialiser 4 le personnage. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, puisque cela permet de simplifier notre identification, mais cela a tendance à faire disparaître les aspérités de l’individu. 

Le scénario de Drive n’est pas des plus explicites et se centre fondamentalement autour des activités et des rencontres de son personnage principal, le Driver. Ce dernier, incarné par Ryan Gosling, n’est jamais nommé, et apparaît sous ce titre au générique. 

En cherchant à caractériser le personnage principal, on peut dégager que le personnage incarné par Gosling semble présenter trois visages. Il se développe d’abord à travers deux figures spécifiques, celle du robot froid et celle du chevalier servant. Le Driver semble dans un premier temps balancer constamment entre ces deux voies mais expose finalement un troisième visage, plus versatile et moins stéréotypé, celui de l’homme impulsif

Nous verrons que c’est justement parce qu’il ne nous est pas possible de le fixer définitivement dans l’une de ces trois catégories que le film nous invite (mais on pourrait dire « nous pousse ») à l’appréhender de manière complexe. Nous y reviendrons. Développons d’abord ces trois voies séparément.

Le premier visage : La figure du robot

Le protagoniste apparaît d’abord au spectateur sous un jour particulièrement froid, presque artificiel.

Toutes ses activités, de jour comme de nuit, tournent autour du véhicule.

Il est, dans un premier temps, et dès la scène d’ouverture, le chauffeur facilitant un braquage. Hors-la-loi méthodique et chronométré, il semble avoir tout calculé, ne laissant rien au hasard dans son temps de maîtrise. Quand la situation dérape, il tient son engagement et brave l’imprévu. Il est l’exécutant inexpressif, quasiment muet, presque mécanique. 

Son rapport à la machine est également très singulier. Conducteur la nuit, il est ou bien garagiste (utile en cas quasi exclusif de panne) ou cascadeur (derrière le volant, mais personnage secondaire) le jour. 

Sur le plateau de tournage, il apparaît d’ailleurs plus comme un Crash Dummy (les robots jaunes et noirs utilisés pour réaliser des crashs test) qu’un véritable acteur. 

Il semble presque fusionner à sa machine, ne faire qu’un avec elle, ne faire que par elle et comme elle. Il ne sera jamais nommé et ne sera connu que par son activité : conduire. Au moins dans un premier temps, le Driver apparaît sous les traits quasi robotiques d’un androïde, presque dépourvu d’humanité. 

Le deuxième visage : Le Chevalier Servant

Si l’on garde en tête cette idée d’armure mécanique dans la voiture, le Driver pourrait incarner une version réactualisée de la figure moyenâgeuse du Chevalier Servant.

Très vite après sa rencontre avec Irene (Carey Mulligan), il semble se mettre au service de « la veuve et l’orphelin », même si le père et époux n’est temporairement absent. Son rapport avec elle est extrêmement pur. S’il semble lui faire la cour, c’est sans arrière-pensée. Il n’y a pas de tension sexuelle dans leurs regards, pas de trace d’érotisme marqué dans la proximité de leur corps. C’est un amour très chaste, presque dévoué, qui semble se développer entre eux. 

Et même lorsque l’époux refait surface, le Driver n’a pas à changer de comportement, il peut continuer à porter son aide à la dame sans confusion des rôles. Il ne renie jamais son allégeance et offre ses services à Standard (Oscar Isaac) lorsque sa famille est menacée.

Ainsi, dans un second temps, le Driver semble incarner une version moderne du chevalier honnête et fidèle, dévoué et bon. 

Cependant, il développe en à l’écran un troisième visage beaucoup plus versatile. 

Le troisième visage : L’Homme Impulsif

C’est à travers ce troisième visage que la « facilité d’une catégorisation stéréotypée » s’estompe, que l’identification du personnage à une « figure évidente » se complexifie.

Le Driver n’est ni simplement un exécutant robotique, ni pleinement un chevalier servant. Au fil des événements, l’être mesuré et inexpressif tombe amoureux. Première « contradiction » avec sa facette robotique lorsqu’il éprouve des sentiments. De même, lorsque la situation s’emballe, le Driver massacre un homme de main dans la cabine d’un ascenseur devant Irene. Deuxième « contradiction » lorsque le preux chevalier honorable succombe à ses émotions dans un accès de rage incontrôlable devant la demoiselle qu’il accompagne.

Dans l’ascenseur, le Driver dépasse toutes les bornes émotionnelles.

Ce troisième visage est plus difficile à faire entrer dans l’une des cases habituelles des grandes figures du cinéma américain. Le héros hollywoodien typique (au sens de celui qu’on a l’habitude de voir sur grand écran) est parfois impulsif mais jamais déchaîné. S’il se laisse prendre par ses émotions, c’est pour se dépasser et réussir là où sa constitution rationnelle le retient. Il n’est que très rarement emporté par le flot, perdant tout contrôle de lui-même sans chercher à s’en repentir par la suite. 

Ici pourtant, le personnage du Driver semble concilier toutes ces contradictions sans exploser (en tant qu’individu). Plutôt que d’incarner une série de figures stéréotypées, basculant de l’une à l’autre successivement, il navigue entre ces trois dimensions qui ne peuvent être pleinement distinguées les unes des autres. Le robot est sentimental, le chevalier est bestial, l’homme est tout à la fois. 

Et c’est là qu’apparaît, selon moi, la limite du modèle habituel d’identification 5

L’identité du Driver est complexe. Elle ne peut pas être simplifiée, synthétisée, réduite à une seule figure. Il ne rentre pas dans une case pré-existante, il porte à l’écran une identité inédite : pour l’appréhender en tant qu’individu, pour l’identifier pleinement, il nous faut lui créer sa propre catégorie. Pour saisir son individualité, il faut passer du compliqué au complexe.

Du Mélange à la Refonte — Un visage multifacette

L’identité du Driver n’est pas inédite au sens de « totalement neuve », produite à partir d’éléments totalement nouveaux. Mais elle est inédite dès lors qu’elle organise d’une manière singulière des éléments déjà existants

C’est ce que permet de mesurer une lecture complexe de l’individu. Elle invite à prendre conscience que l’identité d’un individu est constituée d’une fusion de sous-identités plus ou moins stéréotypées, et qu’elle n’est jamais pleinement réductible à l’une d’entre elles. L’individu est l’amas complexe, la fusion inégale de ces différentes catégories. 

Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas le robot ou le chevalier servant exposés plus haut. Cela veut dire qu’il est et l’un et l’autre, l’hybridation des deux, qu’il est indissociable de la fusion de ces parties. 

Il ne faut donc pas penser ces figures typiques comme synthétisant ou essentialisant l’identité d’un individu mais s’en servir comme des briques pour produire une identité complexe, multiple bien qu’individuelle.

Du Chevalier Robot au Cyborg — Un Driver complexe

Envisager l’identité du Driver à travers ce prisme d’une fusion de différentes figures rend beaucoup plus compréhensibles (et acceptables) les conflits entre ses différents visages. On vient ainsi faire disparaître les contradictions. 

Cette lecture rend vraisemblable qu’un être artificiel et robotique puisse éprouver des sentiments sans créer de contre sens. Cela permet d’envisager un brave chevalier honorable emporté dans un éclat de violence, par une vague de brutalité bestiale sans pour autant le départir de son rôle. 

Toutes les aspérités de chacun de ses visages, ces éléments qui ne correspondent pas aux figures standardes, sont alors perçues comme des parts intrinsèques et constitutives de son identité. Le Driver incarne à l’écran l’hybridation de toutes ces facettes, avec leurs bons et leurs mauvais côtés. Il devient, en ce sens, une représentation filmique du cyborg, tant visuellement que conceptuellement.

Le cyborg, visuellement, c’est l’hybridation du biologique et du technologique. Si on est loin de l’incarnation de Robocop 6, le fait que le personnage du Driver semble exister principalement à travers son véhicule, sa machine (au moins dans une majeure partie du film), lie l’homme à l’artificiel. 

Le cyborg, conceptuellement, c’est un être qui échappe aux catégorisations habituelles et qui incarne la transgression des frontières. De par sa fusion hétérogène intrinsèque, il dépasse la binarité des normes : on est humain ou on ne l’est pas, on est ou robot ou on ne l’est pas… 

Le cyborg, du moins tel que le conçoit Donna Haraway 7, nous invite à repenser les catégories en les dépassant. Il se fait instrument pour penser la complexité : il coagule, fusionne, hybride les figures typiques et en fait émerger de nouvelles perspectives, des possibilités inédites et singulières.

Loin de rejeter complètement les figures stéréotypées, le cyborg s’en nourrit pour aller au-delà, il s’en émancipe sans pour autant perdre son identité d’individu. 

Le Driver est à chaque instant identifiable, reconnaissable. Et c’est peut-être justement parce qu’il est cyborg qu’il est humain, qu’il est héros. 

Son rapport à la machine est le catalyseur de sa dimension cyborg.

« A Real Human Being, and a Real Hero… »

Si Drive est connu pour sa photographie, et pour avoir projeté Ryan Gosling plus haut encore dans notre imaginaire collectif, le film est également marquant pour sa bande sonore. Le morceau de Kavinsky, en ouverture, lui restera probablement lié à jamais. Mais le film se clôt sur un autre morceau tout aussi puissant, de College & Electric Youth, A Real Hero.

Dans une ultime scène de conduite dans les rues de LA, les paroles professent une conclusion qui, au regard de notre analyse, prend tout son sens.

« … Back against the wall and odds
With the strength of a will and a cause
Your pursuits are called outstanding
You’re emotionally complex

Against the grain of dystopic claims
Not the thoughts your actions entertain
And you have proved to be

A real human being and a real hero… »

Le Driver a beau être un personnage fictif, il apparaît comme un véritable être humain : une entité complexe de visages contradictoires, de sentiments troubles, d’émotions indéterminées. Il est un vrai héros parce qu’il est un héros vrai, réaliste, inégal et hétérogène.

Pour appréhender le personnage principal dans sa totalité, on doit à notre tour dépasser les frontières du modèle traditionnel pour mieux les redéfinir.

Le Driver est bien un héros, le héros de cette histoire, mais il est un héros singulier. Il n’est pas qu’un héros, au sens où la fusion de toutes ses facettes ne se coagule pas en un statut héroïque. Au contraire, et comme dans les paroles de la chanson, il est éminemment humain, il est d’abord humain, parce qu’il laisse apparaître et impose d’être appréhendé dans sa complexité, dans sa multiplicité indéfinie et hétéroclite. 

Notes :

Toutes les images sont tirées deu film Drive . Crédits : Bold Films. Tous droits réservés.
L’affiche est tirée du site suivant : Moviepostershop

1 VILLENEUVE, D. Blade Runner 2049. Burbank : Warner Bros. 2017.
2 Si le Cyborg est principalement connu pour sa fusion d’artefacts techniques au corps biologie naturel, nous nous intéresserons ici à une dimension plus socio-politique du cyborg qu’explore Donna Haraway dans ses nombreux ouvrages, considérant cette figure comme hybridant les catégories habituellement distinctes, faisant ainsi exploser les binarités. HARAWAY, D. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s », Socialist Review, n° 80, 1985.
3 WINDING REFN, N. Drive. Los Angeles : Bold Films. 2011.
4 Au sens de « le réduire à sa plus simple essence », « le concentrer sous une seule facette dominante ».
5 Pour rappeler de manière synthétique les modalités de ce paradigme : l’identification habituelle consisterait à placer l’individu évalué dans une catégorie déjà construite, à lui faire correspondre un rôle, un statut ou une identité pré-conçu.
6 VERHOEVEN, P. RoboCop. Los Angeles : Orion Pictures. 1987.
7 HARAWAY, D. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s », Socialist Review, n° 80, 1985.