The Guilty, ou le discours anti-reflexif

The Guilty, ou le discours anti-reflexif

La défense d’un système défaillant

The Guilty 1 est un thriller haletant, magnifiquement porté par un acteur qui occupe, avec brio, tout l’écran. Remake d’un film danois au même titre, réalisé par Gustav Möller en 20182, la production Netflix s’est adaptée au cadre américain en nous plongeant dans un Los Angeles au bord du chaos. The Guilty immerge ses spectateurs dans un univers d’urgence et de faux semblants. Mais si ce film est si puissant dans sa manière de dérouter son public, il donne également à voir un système institutionnel sous un angle particulier.

Or, plutôt que d’inviter à une réflexion critique sur un modèle qui repose sur une responsabilisation toujours plus forte de l’individu plutôt qu’une prise en charge collective, institutionnelle, des situations de crises, il l’entérine et le défend. Si The Guilty expose la défaillance d’un système, il manque de nous inviter à une reflexivité sur le rôle et la place de nos institutions dans notre société. Le but de cet article consiste donc à montrer en quoi ce film porte à l’écran un discours problématique qui n’est jamais remis en question.

En débutant par explorer l’une des grandes forces du film, à savoir sa capacité à renverser nos certitudes, il s’agira de montrer comment The Guilty nous donne à voir un anti-fonctionnaire qu’il ne dénonce jamais. Dans un troisième temps, nous nous pencherons sur la morale plus que problématique que le film énonce, morale cathartique qui empêche toute réflexion critique sur notre société contemporaine.

Accompagner au doute et secouer nos certitudes

A travers une scénarisation de huis-clos habilement forgée, Antoine Fuqua confine les sources de nouvelles informations pour les spectateurs. En effet, la caméra ne quittant jamais le bureau du personnage principal, nous sommes contraints de traiter les nouvelles informations en même temps que le protagoniste. Et, plus puissant encore, c’est à travers lui qu’elles nous sont distillées, au compte goutte. Aucune séquence extérieure ne nous donne accès au moindre détail supplémentaire sur la situation qui pourrait échapper au personnage. Nous découvrons chaque élément en même temps que Joe, ce qui nous conduit à jumeler nos points de vue. C’est à travers son analyse et son traitement de ces informations qu’on est donc entraîné 3 dans ses schémas de réflexion, dans ses hypothèses, ses conjectures, et, finalement, dans ses identifications. C’est son rapport aux autres et au monde qui devient le filtre de notre manière d’appréhender cet univers diégétique.

Or le fait qu’il fasse « fausse route » fait exploser cette assimilation de point de vue. Au moment où nous réalisons qu’on s’est laissé embarquer sur cette même mauvaise analyse de la situation est à la fois grisant et terrifiant. Mais il peut prendre une toute autre profondeur si on l’envisage comme un révélateur de notre difficulté à remettre en question nos certitudes.

Mais le film ne profite pas de ce choc, de ce moment de mise en doute, pour marquer fermement le coup et dénoncer formellement la dangerosité d’une institution défaillante qu’il nous donne pourtant à voir depuis le début. Alors même qu’il fait vaciller notre système de représentation, il se met à défendre un modèle de société que l’on devrait remettre en question : un système qui place, au sein d’une institution protectrice, des individus dangereux à des postes de secouristes. 

L’incarnation d’un anti-fonctionnaire : L’instabilité du secouriste

Lorsque l’on prend un peu de distance par rapport à l’intrigue suffocante, on découvre dans le personnage principal un individu déséquilibré et dangereux. 

Il ne s’agit pas d’un « simple » être humain, d’un homme avec ses problèmes personnels, sa vie conjugale en pleine crise, son manque de sommeil, écrasé par la pression de toutes ses responsabilités. Celui qu’on nous donne à voir est un agent institutionnel au sang chaud, incapable de se contrôler, moralisateur et, surtout, un policier en instance de jugement pour une « bavure » policière (le meurtre d’un innocent de 19 ans). 

Joe n’est pas « simplement » un individu avec des problèmes, mais un homme en situation de grave instabilité émotionnelle et psychologique

Ainsi, le premier révélateur d’une institution défaillante que The Guilty porte à l’écran repose sur le placement de cet individu instable à l’un des postes clef de ses rouages, celui du premier contact avec des citoyens en situation de crise et de danger.

L’idée ici n’est pas de défendre le discours qui voudrait que l’humain, cet être complexe avec ses états d’âmes et ses problèmes, disparaisse complètement lorsqu’il enfile son uniforme institutionnel. Ce discours se rapprocherait le fonctionnaire d’une sorte de Robocop 4, un agent artificiel privé de toute émotion et sensibilité humaines, un policier idéal dans le remplissage de ses tâches administratives. Ce que cet article cherche à montrer, c’est de détacher l’individu du rôle que lui confie son institution. C’est de faire apparaître la dangerosité d’un système qui fait reposer sur des individus instables le poids de la responsabilité d’aider l’autre.

Dans le film, non seulement l’état psychologique de Joe entrave sa fonction, et obscurci son jugement, le conduisant à se tromper dans son analyse de la situation, mais elle le conduit à dépasser les limites de son rôle, à plusieurs reprises, et dans des situations critiques.

Pour ne citer que quelques exemples, l’un des premiers échanges avec un citoyen en situation de crise nous donne à voir Joe comme un individu moralisateur. La retranscription de leur discussion est la suivante : 

  • Vous avez pris de la drogue ?
  • Oui…
  • Il ne faut pas ! Vous avez pris quoi ? […] Respirez à fond et répondez-moi.
  • J’étouffe !
  • Je comprends, mais c’est de votre faute, pas vrai ? […]

Si Joe est agent de police, et s’il représente et incarne la loi, le rôle qu’il est sensé remplir à cet instant précis, alors qu’il occupe le poste de standardiste du service d’urgence, est de venir en aide à un individu paniqué avant de lui faire la morale.

Dans la même ligne, lorsque Joe est au téléphone avec Henry, il n’hésite pas à lui faire part de son opinion personnelle quant à son cas, ironise sur son potentiel statut de victime, et va jusqu’à lui dire qu’il « mériterait d’être exécuté » 5. De même, à plusieurs reprises, lorsqu’il se fait insulter par l’un de ses interlocuteurs, il répond par les mêmes insultes. Et s’il on peut comprendre la réaction au regard de l’instabilité émotionnelle et de la situation difficile qu’il est en train de vivre, l’absence totale de réaction de ses collègues (mis à part un petit regard en coin réprobateur) est assez stupéfiante. 

Beaucoup plus tard dans le film, alors que le suspens est à son comble, la ligne entre Joe et Emily est coupée par un autre appel. Il s’agit d’un homme qui a fait une chute en trottinette et qui demande une ambulance. Sous une pression extrême, Joe l’envoie paître, niant la gravité de sa blessure et lui préconisant de faire appel à un service de taxi avant de lui raccrocher au nez. Si cette brève séquence ne fait qu’augmenter la pression (y compris chez les spectateurs), elle expose également un agent de police en plein délit : celui de non assistance à personne en danger. Lorsque le citoyen accidenté se voit refuser son droit au secours, ce qui est mis en évidence — sans jamais être dénoncé — c’est un officier qui manque à son devoir d’aide à la personne, s’engouffrant dans la faute professionnelle. 

Tout au long du film, Joe dépasse les limites de son rôles, tant au niveau de ses intéractions sociales que de sa pure juridiction

Tout au long du récit, Joe dépasse les bornes. Moralisateur, insultant, nerveux et colérique, il commet également plusieurs fautes graves, celle de non assistance à personne en danger, mais également celle de mise en danger de la vie d’autrui. 

Pire encore, le film montre, sans jamais la dénoncer, une institution incapable de traiter ce genre de problème interne. A aucun moment n’est prononcé le moindre reproche envers Joe alors même que son attitude est tout sauf professionnelle. Aucune remarque, remontrance, réprimande ou sanction lors de ses coups de sang et ses insultes. Par exemple, lorsque le Sergeant Denise Wade (Christina Vidal), sa supérieure hiérarchique directe se fait hurler dessus, elle n’exige même pas d’excuse ni ne prononce de rappel à l’ordre… De plus, Joe prend en main l’opération de « sauvetage » alors même que cela n’est absolument pas de son ressort. De la même manière, il ne sera jamais véritablement renvoyé dans les cordes pour avoir dépassé ces bornes. 

Sans (heureusement) faire de Joe un héros, on nous le montre bénéficiant d’une complète impunité dans ses comportements et ses actes. On nous le donne même à voir couvert et pris en pitié par ses collègues. Que son voisin de bureau Manny (Adrian Martinez), bonne poire, vienne lui souhaiter bonne chance pour son procès après s’être fait copieusement insulter et traiter sans aucun égard, passe encore. Mais le film traite, avec une certaine justesse mais sans le faire apparaître comme quelque chose de terrible, d’un certain esprit de corps institutionnel dans la manière dont une institution s’organise pour protéger les siens. Sans s’appuyer complètement ni remettre en question la présomption d’innocence, elle couvre et protège avant tout les agents inquiétés. La préparation d’un témoignage favorable à Joe par son coéquipier et ami Rick en est un parfait exemple. 

Or, plutôt que de dénoncer cette impunité, de rendre insupportable le comportement de Joe et l’esprit de corps qui le protège, le film s’engage dans une voie totalement contraire en tirant de cette histoire une morale dangereuse. 

Une dangereuse morale : Do broken people really save broken people ?

On a vu jusqu’à présent que The Guilty donne à voir une institution débordée et défaillante qui place à un poste clef un individu instable. Mais plutôt que d’alerter sur cette situation de crise, le film atténue et fait même disparaître ce problème en développant une morale problématique.

Lorsque le sergeant Wade, supérieur hiérarchique direct de Joe, vient lui annoncer qu’Emily et son fils sont sains et saufs, elle ajoute : « Broken people save broken people » 6.

Si cette phrase n’est pas fausse, si un individu en état de précarité peut effectivement en aider un autre, elle s’inscrit dans un discours beaucoup plus tendancieux, celui qui invite à toujours plus de responsabilisation des individus, et toujours moins de soutien institutionnel. En effet, cette phrase prononcée par un représentant gradé de l’institution, doté d’une grande force de légitimité, laisse entendre que l’individu instable (brisé) est le plus à même d’aider son semblable. On peut donc lire dans cette phrase l’un des vecteurs d’une idéologie qui fait peser sur l’individu toujours plus de charge. En l’occurrence, sur un individu déjà déséquilibré le poids supplémentaire de la responsabilité d’en sauver un autre en situation critique.

C’est, selon moi, aller à l’encontre même du sens de nos institutions, nier leur rôle et défendre l’idée d’une résilience dommageable. C’est déconstruire l’idée d’un système où le groupe vient en aide aux individus, où des agents solidement ancrés dans une forme de stabilité peuvent apporter leur soutien aux citoyens plus défaillants afin de les réintégrer au collectif. C’est rajouter, sur les épaules de l’individu, une charge bien plus lourde pour lui seul que si elle était partagée par une association collective. 

En ce sens, la morale proposée par The Guilty non seulement masque les problèmes au sein d’une institution mais leur donne en plus une dimension bénéfique à travers un épreuve de plus que l’individu peut surmonter pour en tirer un certain salut. 

The Guilty donne à voir un modèle de société où l’institution fait peser tout le poids des responsabilités sur des individus déjà en difficulté

Et, peut-être pire encore, le film se clôt sur une catharsis encore plus décourageante. Car si Joe plaide finalement coupable, il ne reconnait que ses crimes passés, ceux commis en dehors du film, avant la nuit passée aux service des urgences. Toutes les fautes commises pendant le film, la mise en danger de la vie d’autrui, la non assistance à personne en danger, etc… sont balayées par cette dernière reconnaissance d’une faute « plus grave ». La reconnaissance de sa culpabilité lui offre un moyen de rédemption, mais sans aucune réflexion sur les autres erreurs qu’il a commises.  

En ce sens, le film offre aux spectateurs une déroutante catharsis qui occulte à nouveau tout un pan critique du film : Joe, coupable, est effectivement jugé et condamné pour un crime qu’il a bien commis. Mais il échappe à toute une autre série de condamnations potentielles. Il n’est pas inquiété, ni même pas notifié de ses fautes graves 7, et, hormis les spectateurs particulièrement attentifs ou connaisseurs des questions de droit pénal, ne pourraient prendre la pleine mesure de la situation. Pire encore, le film semble laisser croire que c’est grâce à son instabilité émotionnelle et à sa situation psychologique déséquilibrée que Joe a été en mesure de sauver Emily et son bébé. Faisant ainsi disparaître le fait qu’il à dépassé sa juridiction pendant la totalité du film et qu’il a, à de nombreuses reprises, augmenté les risques de la situation.

Cette dernière partie d’article ne doit cependant pas être lue comme une critique destructrice d’un film excellent à bien des égards. La performance de Jake Gyllenhaal est incroyable et le scénario est extrêmement bien pensé. Les phases de tension sont bien équilibrées avec les phases de descente. 

Mais ce film avait l’occasion d’être à la fois un thriller haletant et une critique sociale intéressante de nos institutions. S’il avait dénoncé les dysfonctionnements tout en laissant à l’individu la marge de manoeuvre qui lui permet une certaine repentance, The Guilty aurait pu avoir une véritable portée réflexive : en renversant nos certitudes par un plot twist férocement amené, il aurait également pu servir de carburant pour une réflexion plus profonde sur le rôle que peuvent et doivent jouer nos institutions. Mais en faisant porter à l’individu un poids toujours plus lourd, en le responsabilisant toujours davantage, on sape peu à peu le rôle et l’importance de nos institutions, piliers fondamentaux d’un modèle social visant à l’équilibre collectif.

Notes

Toutes les images sont tirées du film The Guilty . Crédits : Netflix. Tous droits réservés.
L’affiche est tirée du site suivant : AlloCiné

1 FUQUA, A. The Guilty. Los Angeles : Bold Films. 2021.
2 MÖLLER, G. The Guilty. Copenhague : Nordisk Film. 2018.
3 On sera bien évidemment plus ou moins entraîné dans ces mécanismes d’assimilation selon nos sensibilités individuelles.
4 Du moins tel que présenté par le personnage de Novak, incarné par Samuel L. Jackson dans le remake de 2014. PADILHA, J. Robocop. Beverly Hills : Metro Goldwyn Mayer. 2014.
5 « You’re not a victim ! You should be fucking executed ! »
6 « Les gens brisés sauvent les gens brisés », traduction tirée de la version sous-titrée de Netflix.
7 Rappelons que la Non assistance à personne en danger et la Mise en danger de la vie d’autrui sont qualifiés comme des délits dans le code pénal français.