La Vénus d’Argent, un autre visage Cyborg

La Vénus d’Argent, un autre visage Cyborg

Pomme, ou l’avenir de l’humanité

La Vénus d’Argent 1, d’Héléna Klotz, n’aurait, à première vue, que peu à voir avec le genre de la science-fiction dans son assertion la plus spectaculaire. Pourtant, plusieurs éléments disséminés tout au long du film s’inscrivent dans le champ lexical de ce genre, plusieurs fragments du récit entretiennent une certaine atmosphère liée à l’exploration spatiale, à la projection dans le futur et à l’avenir de l’humanité. Sans vaisseaux spatiaux ni androïdes dotés de conscience, La Vénus d’Argent n’a rien d’un blockbuster de science-fiction. En revanche, le film devient « de science-fiction » dès lors qu’il en prend ses ressorts « descriptifs » dont parle Ursula Le Guin 2 : il se présente comme une plateforme pour « penser (l’)autrement ». L’idée de cet article est de montrer en quoi La Vénus d’Argent s’inscrit dans le champ de la science-fiction et propose, en la rendant visible, une autre définition de l’humanité à travers son personnage principal.

D’emblée, le film nous plonge au cœur du corpus mythologique contemporain que constitue la science-fiction 3. Les premières scènes nous dévoilent une protagoniste sur son scooter, veste en cuir et casque sur la tête. La bande son qui articule son entrée sur l’écran correspond au thème musical de la protagoniste du récit. Or la Chanson de Jeanne 4 sonne comme l’écho modernisé de la Chanson de Rachel 5, thème renvoyant à l’une des gynoïde centrales de l’intrigue de Blade Runner 6, réalisé par Ridley Scott. Pour l’oreille qui aurait reconnu le lien, La Vénus d’Argent plonge directement le public dans un bain mythique de science-fiction. 

Mais la jonction avec cette œuvre iconique n’est qu’un point d’entrée pour l’univers de la SF. En effet, l’analyse que j’avance ici invite à considérer le personnage de Jeanne Francœur (interprétée par Claire Pommet, Pomme sous son nom de scène) comme « cyborg ». Sans présenter visiblement d’hybridité technologique, elle incarne un être hybride et fluide qui dépasse les catégorisations binaires. Elle figure, en ce sens, l’un des visages cyborg tel que théorisé par Donna Haraway, c’est-à-dire un être actualisant son formidable potentiel de recomposition qui ouvre sur de nouvelles voies alternatives. 

Parsemé d’éléments se rapportant aux thèmes de l’espace, le film projette dans une certaine ambiance science-fictionnelle, notamment à travers son personnage « cyborg ».

En nous donnant à voir un fragment du parcours d’un individu qui cherche sa place au sein d’un système stéréotypé, exigeant et impitoyable, le film déploie une protagoniste qui s’inscrit dans un processus d’auto-détermination émancipateur. Le cœur de cet article est montrer qu’à travers La Vénus d’Argent, plus que « la femme du futur », Pomme incarne « l’avenir de l’humanité ».

Coûteux conformisme : un homme comme les autres ?

D’emblée, Jeanne Francœur nous est montrée comme un individu déterminé à se faire une place dans ce monde de requins que constitue l’univers de la finance. Elle est consciente que c’est un espace où les apparences sont primordiales et où elle dénote de par son allure. Mais elle est prête à tout, y compris au risque et à la blessure pour jouer le rôle attendu. Elle y fait une entrée fracassante. Elle connaît son texte sur le bout des doigts mais ne maîtrise pas encore toutes les ficelles 7

Attentive aux codes de cet univers, Jeanne tente de s’y intégrer sans disparaître pour autant sous le déguisement. 

Sur tous les plans, elle est vaillante. Tant dans son Rapport à Soi, lorsqu’elle réalise son premier bandage seule puis tous les pansements suivants, dans son Rapport à l’Autre, sa bienveillance à l’égard des siens mais aussi sa férocité face au retour triomphant d’Augustin (Niels Schneider), que dans son Rapport aux Règles, dans le vol de son costume notamment. Elle parvient à tenir ses différents rôles, professionnels comme intimes, sans perdre de vue sa quête de liberté, la volonté d’échapper à sa condition. Elle maintient sa tête dans les étoiles 8 tout en gardant les pieds sur terre et les dents longues. Car, avec une grande habileté, elle parvient peu à peu à intégrer ce monde et se faire une place. Elle trouve l’appuis d’un mentor qui la guide dans cet univers d’hommes particulièrement réglé sans pour autant se conformer totalement ou disparaître. D’ailleurs, plus elle va chercher à correspondre, à devenir « un homme comme les autres », plus elle va (se) perdre.

Trouble dans le genre : se fondre dans l’univers

D’une part, Jeanne sait qu’elle ne possède pas tous les critères d’appartenance de cet univers, qu’elle est en décalage avec les autres, mais elle cherche, dans une certaine mesure, à s’insérer dans ce milieu. Si elle ne fait pas d’effort particulier auprès de ses pairs 9, c’est parce qu’elle vise déjà plus haut. Elle se renseigne sur une montre coûteuse, prend en photo toutes les marques extérieures de réussite et « d’élégance » que lui pointe Farès (Sofiane Zermani). Elle écoute avec diligence chacun de ses poncifs et chacunes de ses citations et le suit sur son chemin (en portant la cravate qu’il lui présente 10), un chemin qui n’est pas le sien. 

Jeanne va s’inscrire dans le sillon tracé par Farès et se perdre sur cette voie où elle est trop vite reconnue comme source de renouveau et de remplacement. 

Car, d’autre part, elle ne va pas renier sa singularité et va même être invitée à pousser encore plus loin cette direction. D’abord, elle revendique une position alternative au modèle binaire du masculin/féminin en s’identifiant neutre. Neutre, non pas au sens d’objective ou de hors sol, au contraire, neutre comme une sortie de la catégorisation contraignante du « soit/soit ». Elle reprend d’ailleurs cette position d’ouvreuse à un autre paradigme lorsque Farès lui demande son avis sur l’origine de l’homosexualité : « Je pense que c’est une question où il n’y a que des mauvaises réponses ». 

Jeanne semble balancer entre les deux. Or l’équilibre entre ces deux voies — le conformisme aux conseils de Farès et l’inscription dans une voie alternative hors des rôles genrés — est à nouveau chamboulé avec l’apparition d’un nouveau personnage lors de la soirée de charité. La rencontre de Jeanne avec Elia (Anna Mouglalis), héritière, pleinement conscience de l’inéquité du système, de ses privilèges, qui profite et s’enfonce désespérément dans le confort. Elles se croisent devant une statue d’un être flou, gris sombre, presque liquide. Un plan montre Pomme en miroir avec cet humanoïde trouble. Elle ne le reconnaît pas et ne semble même pas le considérer particulièrement, autrement qu’au travers d’un prisme économique. Pourtant, après qu’Elia lui ait reproché son choix de cravate absurde, faisant ainsi tomber toute la supériorité hautaine de la vision de Farès, la caméra s’attarde sur cet alien. Selon moi, il incarne justement le devenir de Jeanne Francœur, la statue trouble constitue la matérialisation de son identité mouvante. 

Cet état fluide, liquide, Jeanne semble justement l’atteindre avec Elia au cours de son « businessman trip » 11 très bref. Elle formule explicitement sa sensation de se fondre dans l’univers. C’est également au cours de cet échange où, quand l’héritière tente de l’identifier, Jeanne explique être originaire d’une autre planète que la Terre, nouvelle inscription dans le thème spatial. 

Plus elle cherche à suivre Farès et obéir à ses codes, plus elle se perd. Il dévoile lui-même les failles de son jugement sur les gens lorsqu’il envoie sa protégée négocier un nouveau rendez-vous 12, que sur les situations 13. Or plus Jeanne se singularise, plus elle fait sienne les codes du milieu, en d’autres termes, plus elle prend sa place, plus elle est reconnue 14, plus elle est performante, au point de devenir un danger pour Farès qui l’abandonne au matin du grand départ. 

(Auto-)détermination face à la pesanteur : réinsertion et décollage

Parce que repérée comme à la fois conforme (capable) et indépendante (performante, au sens de qui fait advenir la réalité), elle devient une menace pour les individus institués qui, en réponse, l’écartent. Elle ne fait plus qu’obéir simplement mais se montre capable de naviguer au milieu des requins. Le retour à la terre ferme est douloureux, la réalité de sa singularité est d’une formelle pesanteur.

Mais ce décollage manqué est également l’occasion d’un retour à la base, sous ses différents aspects : base militaire ; base de lancement ; base au sens de socle avec les siens dont elle se sent proche, qu’elle a peur de perdre et qui la reconnaissent dans son incarnation troublée et troublante. 

Retour (forcé) à la base qui lui permet une recontextualisation et la prise d’un nouveau souffle. 

Elle y sonde ses valeurs profondes et ses attaches réelles afin de réactualiser son rapport au monde. Elle va redéfinir la teneur de ce qui la lie en repensant, notamment, son rapport à la peur. A deux reprises, on l’invite à changer son regard sur cette dernière : Elia, d’abord, l’invite à admettre sa vulnérabilité ; Augustin, ensuite, l’invite à « ne pas avoir peur d’avoir peur ». Un déclic semble se faire : chercher sa liberté ne veut pas dire abandonner les autres, « être soi » n’impose pas tant de se couper de l’alter-ité que de se lier autre-ment. 

Ainsi, avant de se présenter à l’ultime entretien d’embauche pour World Aid, recommandée par Elia qui a entrevu son double potentiel professionnel (compétences et capacité) et intime (émancipation et alternative d’identification), Jeanne se re-compose à toutes les échelles :  

  • Réactualisation de son Rapport à Soi : Elle change d’apparence physique et se tond les cheveux non pas dans une coupe garçonne qui la ferait (simplement) basculer d’un genre à l’autre, mais dans un standard militaire qui la floute et lui donne, plus encore, l’apparence d’un astronaute.  
  • Réactualisation de son Rapport à l’Autre : Elle renoue avec celui qui l’a blessé mais qui a fait preuve de réflexivité et de regret, l’embrasse mais selon ses propres termes 15.
  • Réactualisation de son Rapport aux Règles : Elle abandonne son costume conformiste, uniforme de son ancien rôle, pour intégrer définitivement sa combinaison de moto aux allures spatiales. 

Le dernier entretien d’embauche vient clore la narration et déployer toute la force émancipatrice du personnage principal. Elle s’y incarne en être hybride (auto-)déterminé. 

De part et d’autre de la table se reflètent l’ancien monde en quête de renouveau, assuré, hautain, et une proposition d’avenir incarné, fluide, mouvant, lucide, capable de jouer le jeu parce que conscient des règles et des rouages. Jeanne sait ce qu’elle veut et sait comment y parvenir. Elle dénote et surprend après s’être prêtée au jeu des questions classiques : lorsque l’on tente de la ramener à un modèle binaire, c’est elle qui tranche, clairvoyante et dévergondée, capable et volontaire sans se départir de son agentivité.

Elle tient tête sans mener la danse, elle se plie sans s’écraser. Elle incarne l’alternative à l’usuel, le possible et, par là, le « triomphe de soi », non pas dans l’idée d’un développement personnel libéral, prétendue meilleure version de soi, mais une autodétermination revendiquée et reconnue, équilibrée parce que trouble, évolutive car en constante exploration … vers de nouveaux mondes. 

Conclusion

La Vénus d’Argent porte à l’écran une voie alternative. A travers un fragment du parcours de Jeanne Francœur, on est invité, avec elle, à repenser sa place société : sans jamais définitivement s’inscrire dans une forme d’anti-conformisme, Jeanne piste et trace un chemin d’émancipation cyborg. 

En effet, dans mon analyse, l’œuvre de Héléna Klotz dévoile une figure cyborg, non pas tant dans sa vision habituelle hollywoodienne d’organisme technologiquement modifié, mais dans son assertion harawayenne de créature dépassant les binarités contraignantes. Selon moi, Jeanne Francœur est cyborg parce qu’elle se joue des règles et des catégorisations dans lesquelles la société tente de la cerner, sans pour autant revendiquer une forme de révolution ou de renversement sociétal. Sans rejeter en bloc ces identifications (elle ne corrige pas celles et ceux qui la considèrent comme une « jeune femme » ou une « dame ») elle invite à un décentrement, elle propose un autre modèle. Elle est neutre, « comme les chiffres » : non pas vaguement indéfinie mais, au contraire, particulièrement déterminée. Elle navigue dans un univers dont elle connaît les règles et dont elle pointe les limites. Au fil de son parcours, elle accepte de jouer le jeu 16, tout en montrant qu’elle se joue de lui. Elle sait ce qui est attendu d’elle et le donne consciemment, c’est-à-dire sans aveuglement.

Mais si elle est figure d’émancipation, c’est parce qu’elle ne se laisse pas définir par ce jeu, par ce système : plutôt que de correspondre et d’apparaître « flexible » 17, elle revendique sa « lucidité », sa clairvoyance, sa capacité à voir autrement, à changer de paradigme. Ainsi, elle n’est ni anti-conformiste ni déviante, enfermée dans une case en dehors des autres cases, mais émancipée parce qu’en maîtrise des mécaniques de définition, et consciente de celà 18

C’est par là que le personnage incarné par Pomme m’apparaît comme « l’avenir de l’humanité » : une figure capable de se (re)composer et de s’adapter avec lucidité sans se perdre ou s’abandonner. Or cette adaptation à un espace changeant est à l’origine de la pensée cyborg, d’abord dans sa projection militaire 19 puis dans ses réactualisations 20

Jeanne est, en fin de film plus encore qu’en début, montrée prête au décollage, sur le point d’ouvrir la voie au reste de l’humanité. Les deux séquences finales réactivent le thème de la science-fiction, et Pomme prend son envol. La caméra, très proche, filme d’abord Claire Pommet en contre-plongée, tourbillonnant autour d’elle, plaçant sa tête dans les étoiles lumineuses des grandes tours. C’est elle qui figure la fusée sur sa rampe de lancement, prête à filer vers l’infini. Puis, dans le plan suivant, la caméra la suit lorsqu’elle s’engage dans le tunnel lumineux qui la mène au vaisseau. Elle devient alors, dans le même mouvement, l’astronaute en combinaison et la fusée qui décolle, hybride. Après un bref regard derrière elle — peut-être pour voir si on la suit — elle s’engage, déterminée, et ouvre la voie vers l’avenir de l’humanité. 

Notes

Toutes les images sont tirées du film La Vénus d’Argent. Crédits : Les Films du Bellier. Tous droits réservés.
L’affiche est tirée du site suivant : AlloCiné.

1 KLOTZ, H. La Vénus d’Argent. Paris : Les Films du Bélier. 2023.
2 Dans sa préface de The Left Hand of Darkness, Ursula Le Guin développe son rapport au mode de narrativité science-fictionnel : « This book is not extrapolative. If you like you can read it, and a lot of other science fiction, as a thought-experiment. […] The purpose of a thought-experiment, as the term was used by Schrödinger and other physicists, is not to predict the future — indeed Schrödinger’s most famous thought-experiment goes to show that the « future », on the quantum level, cannot be predicted — but to describe reality, the present world. Science fiction is not predictive ; it’s descriptive ». LE GUIN, U. The Left Hand of Darkness. New York : ACE. 2019 (1969). P. XVIII.
3 C’est en tout cas comme cela que Marissa Moisseeff invite à considérer la science-fiction, en s’appuyant sur les travaux de l’historien Jean Pierre Vernant. MOISSEEFF, M. « La Procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction ». Anthropologie et sociétés. vol.29. n°2. 2005.
4 La Chanson de Jeanne, composée par Aamourocean. https://www.youtube.com/watch?v=LOZZd1M4dr4
5 La Chanson de Rachel, composée par Vangelis. https://www.youtube.com/watch?v=YnwKeiJflBw
6 SCOTT, R. Blade Runner. Burbank : Warner Bros. 1982.
7 Elle se trompe notamment sur une question piège qui demande de situer géographiquement le pont imaginaire présent sur le billet de cent euros. Cependant, elle se réappropriera cette anecdote à son compte lors de son dernier entretien d’embauche, gage de sa capacité (cyborg) à (se) réécrire et à (se) recomposer.
8 A plusieurs reprises, des plans nous montrent le plafond de sa chambre constellé d’étoiles phosphorescentes.
9 Notamment dans une scène de la cantine où elle n’échange pas un mot avec ses collègues et où il est clair qu’elle ne partage absolument rien de leurs hobbies ou valeurs.
10 Alors qu’elle dit que les cravates ne lui vont pas, il rétorque que c’est parce qu’elle n’a sûrement pas trouvé la bonne avant de la lui donner. Un peu plus tard, on lui fera remarquer à quel point cette cravate est absurde.
11 Elia propose à Jeanne de tirer sur une sorte de pipe qui contient de la Diméthyltryptamine (DMT), une drogue hallucinogène.
12 « Je suis sûr que tu es son genre ». Ce qui s’avère particulièrement faux, puisqu’Elia expliquera quelque temps plus tard que « vous n’êtes pas mon genre ».
13 Lorsqu’ils parlent business avec Elia, Jeanne le reprend quant à la faisabilité de son plan d’action. Dévoilant ainsi non seulement le jeu dangereux de Farès mais ses propres capacités à elles à mesurer les risques.
14 Que ce soit par Elia, qui viendra lui proposer une nouvelle opportunité de carrière, comme par Farès qui la considère comme une adversaire tellement redoutable qu’il préfère la court-circuiter.
15 Elle l’embrasse en mettant la paume de sa main entre leurs deux bouches. Il s’agit, selon moi, non pas d’un baiser de pardon qui viendrait laver Augustin de ses fautes passées, mais d’un baiser volontaire, décisif qui instaure leur relation sous un nouveau mode.
16 Et le joue même très bien puisqu’elle finit par triompher.
17 Qualité libérale par excellence, exigée par le patron de World Aid qui lui fait passer son entretien.
18 Elle tient tête au grand patron et proclame être l’avenir : « Dans dix ans, tout le monde sera comme moi ».
19 Voir Clynes et Kline et les origines de la définition du cyborg au cours de la Guerre Froide. CLYNES, M. & KLINE, N. « Cyborgs and Space », Astronautics, n° 13. 1960.
20 HARAWAY, D. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s », Socialist Review, n° 80, 1985.