The King — Partie I : De l’héritage à la réappropriation du titre

The King — Partie I : De l’héritage à la réappropriation du titre

Présentation de la série d’articles

La perspective dans laquelle j’engage mes recherches consiste à faire émerger de la diversité des manière de penser un personnage fictif, la diversité des manières de concevoir un individu réel. Pour le dire autrement, je propose d’analyser les différentes manières dont sont pensés et développés des personnages de fiction au cinéma pour comprendre les différents mécanismes qui nous permettent de penser l’individu dans la réalité.
Je pense en effet qu’une compréhension des modalités de développement d’un personnage de fiction peut éclairer et permettre une meilleure compréhension des mécanismes réels de rapports aux individus.
Au fil de mes recherches, j’ai développé un paradigme qui fait apparaître au sein d’un même film une pluralité de processus d’élaboration de personnages. Dans cette nouvelle série d’articles, je propose de développer ce paradigme en mettant en lumière la diversité de mécanismes en jeux dans plusieurs films. 

L’identité comme fruit de la tension de deux modèles

The King 1 est un film de genre qui, de prime abord, semble présenter le cheminement du prince Henry V (Timothée Chalamet) jusqu’au trône d’Angleterre, puis dans sa campagne contre le royaume de France. Si le développement du personnage principal apparaît linéaire, bien que sinueux, l’analyse que j’en propose dans cet article invite à apprécier la pluralité des modèles de perception et de développement du roi. 

L’objet de cet article est donc de faire apparaître la diversité des moyens de construire le personnage principal d’un film. Mon idée est qu’en montrant qu’il existe plusieurs manières de développer un personnage de fiction au sein d’un même film, on peut transposer ces modèles de conception vers la réalité et ainsi appréhender un individu réel de diverses façons. 

Pour ce faire, j’entend reprendre le paradigme que j’ai développé, qui permet d’étudier le cheminement d’un personnage, comme Henry, sous un angle singulier qui fait apparaître la diversité des mécanismes d’élaboration de son identité au sein d’un film. 

Déjà exposé dans l’article sur Snowden, le premier de cette série de textes, il me semble important de rappeler de manière synthétique la base de mon raisonnement. Mon paradigme se structure donc autour de deux modèles : analogique et innovatif.

Quand on développe l’identité du personnage en la faisant correspondre à une figure préexistante, c’est à dire quand l’identité naît de la comparaison du personnage à une figure référentielle, à un statut préexistant (celui du roi, par exemple) : c’est ce que j’appelle le processus analogique. Ce premier processus consiste à faire correspondre l’individu et une figure préconçue

Quand le développement de l’identité du personnage principal se construit en fonction de la situation et non pas d’une référence extérieure, c’est à dire quand l’identité se constitue au fur et à mesure de l’agencement des caractéristiques définissant l’individu, sans comparaison à une image préconçue : c’est ce que j’appelle le processus innovatif. Ce second processus consiste à développer le personnage en une figure inédite et singulière ; lui-même, et pas autre chose. 

Si l’on regarde The King au prisme de ce paradigme, deux éléments émergent au niveau du personnage principal. D’une part, on réalise que le personnage se développe de la mise en tension systématique de deux modèles. Qu’il s’agisse des processus analogique et innovatif ou de deux processus analogiques, Henry est toujours au coeur de la confrontation de deux modes de conception. Cela revient à dire que chaque étape de son développement envisagé dans deux perspectives, deux modèles. D’autre part, on remarque que dans la confrontation de deux modèle, l’un semble chaque fois l’emporter sur l’autre. En d’autres termes, de la confrontation des deux visions du personnage, l’une est plus appuyée, et devient déterminante au sens où cette vision s’impose comme la manière la plus évidente de considérer Henry. 

Pour résumer, The King porte à l’écran une pluralité de modèles de développement d’un personnage. Ce faisant, il hiérarchise ces modèles en faisant prévaloir certaines visions sur d’autres, imposant certains processus sur d’autres. Dans cette hiérarchisation, le film développe un personnage principal qui se joue des représentations habituellement stéréotypées portées par le genre chevaleresque.

L’objet de cet article est donc de faire apparaître cette diversité des modèles dans le développement du personnage d’Henry, mais aussi de montrer en quoi ce procédé cinématographique de hiérarchisation des modèles s’inscrit dans une modification de nos représentations en se réappropriant les références du genre. 

On peut considérer deux périodes fondamentales dans le développement du personnage qui partag le film en deux. L’analyse que je propose ici se scinde donc en deux articles, étudiant chaque période se situant de part et d’autre du couronnement de Henry. Le plan de cet article suit le développement chronologique du scénario en faisant émerger le double regard qui est porté sur Henry, prince débauché et individu responsable, puis en envisageant le développement de ce personnage par confrontation avec d’autres figures. 

Un statut en héritage — Entre analogie et innovation

Dans toute la première partie du film, lorsque Henry est encore prince, le personnage principal se développe à l’image selon deux perspectives. Dans un premier discours, analogique, on le présente comme un héritier indigne de la couronne, un fils désobéissant et même en opposition formelle avec son père, le roi. Pourtant, si ce premier discours le décrit comme un élément décevant de la royauté au regard des attentes portées sur son titre, un second discours, qui repose sur un modèle innovatif, le donne à voir comme porteur d’une vision valorisante de l’individu en ce qu’il est seul maître de ses choix et décisionnaire de ses responsabilités. C’est dans l’opposition de ces deux discours que se met en place le développement du prince jusqu’à son couronnement. 

Un prince débauché ?

Attachons nous d’abord à déconstruire le discours qui présente le personnage principal comme prince négligé et négligeant.
Il est intéressant de remarquer qu’Henry n’apparaît à l’écran qu’une dizaine de minutes après le début du film et qu’il est d’emblée placé en opposition à un autre personnage relativement important, Henry « Hotspur » Percy (Tom Glynn-Carney). Premier personnage à être porté à l’écran est exposé comme un chevalier aguerri et intègre quoique jeune et fougueux. D’abord sur un champ de bataille puis en compagnie du roi, il fait preuve de droiture et de force. Survivant d’un (semble t’il) rude combat, il n’hésite pas à tenir tête à un souverain ingrat et détaché.

C’est le roi lui-même qui reconnaissant ouvertement les grandes qualités quoique dangereuses du jeune homme, le compare à son propre fils Henry. Si Hotspur apparaît rapidement comme un trouble pour la couronne, sa valeur est reconnue par elle. Et c’est justement par le manque de cette valeur qu’est introduit Henry au spectateur.

La première vision de Hotspur (en haut) et de Henry (en bas) fait clairement apparaître l’écart entre les deux hommes. 

Quand Hotspur est debout sur un champ de bataille sanglant, Hal est avachis en travers d’un lit défait. Tandis que le premier dîne en compagnie du roi, le second soigne son compagnon bourru d’une blessure de bagarre. Considéré d’entrée par rapport aux titres, de chevalier et de prince, Henry fait bien pâle figure, d’autant que Hotspur fait alors figure de référence en matière de chevalerie. Selon le modèle analogique de construction d’un personnage, Hotspur et Henry constituent deux figures particulièrement distantes l’une de l’autre.

Lorsque les deux personnages sont appréhendés en fonction de leur titre, de leur statut social, on nous montre que l’un est à la hauteur et que l’autre ne l’est pas. Un peu plus tard, Henry rencontre un émissaire envoyé directement du roi. Porteur d’une convocation devant la cour et rapporteur du mécontentement de son père, ce messager vient incarner le discours analogique qui fait de Hal un prince débauché. 

Pourtant, dans les scènes suivantes, le jeune Henry est vu heureux et fêtard. Sa drôle de compagnie le fait apparaître sous un jour heureux et joyeux plutôt que déshonorant ou débauché. Ce sont là les premiers marqueurs d’un second discours, innovatif, porté par Henry lui-même, qui structure un développement du personnage par agrégation volontaire d’éléments disparates, et ce, sans rapport à une figure de référence que serait le prince. 

Hal est responsable de ses actes et assume pleinement ses choix. C’est selon ses propres décisions qu’il mène ce train de vie. Et ce chemin n’est déshonorant que s’il est envisagé du point de vue de l’étiquette, c’est à dire par rapport à ce que que devrait faire (ou être) un « vrai » prince dans une telle situation. 

Ces deux visions du personnage principal vont rapidement entrer en collision lorsqu’Henry se rend devant le roi et la cour. Cette étape enclanche une série de confrontations qui vont opposer les figures des modèles analogique et innovatif. 

Confrontation de figures, opposition de modèles

C’est lors de la rencontre à l’écran entre le prince et le roi que la fracture entre les deux discours est remarquable pour la première fois. 

D’une part, le roi rappelle à son fils à quel point il est déçu de lui et lui annonce qu’il refuse de lui céder la couronne à sa mort, malgré son aînesse.  D’autre part, Henry expose clairement que monter sur le trône n’a jamais été dans ses objectifs et qu’il aurait refusé d’y accéder si le titre lui avait été proposé. Si Hal ne remplit aucun des critères posés par son père, et par la cour, pour être un prince hériter, il désarticule d’emblée ce modèle de conception en se sortant délibérément de l’équation.

Comme la couronne en peut cependant rester sans avenir, et puisque le modèle officiel, pourrait-on dire, fait prévaloir une conception analogique de l’individu et du titre, on présente au spectateur le « nouvel » héritier du trône. C’est alors que le petit frère d’Henry, le prince Thomas (Dean-Charles Chapman), fait son entrée à l’écran. Ce personnage projette la confrontation des discours vers une confrontation des figures, Henry et Thomas deux incarnations respectivements des modèles innovatif et analogique. 

C’est d’abord dans une dimension morale que vont s’opposer les deux modèles, via les deux personnages. Le plus jeune cherche à plaire et à correspondre aux attentes du système (incarné par son père, le roi). Il vise à bien remplir le rôle qui lui est confié, qui lui incombe. Son développement en tant qu’individu, en tant que prince, repose entièrement sur sa capacité à être à la hauteur des attentes. 

Le terrain d’opposition prend la forme d’un autre champ de bataille. Thomas est chargé d’écraser une révolte fomentée par Hotspur. Bon fils, bon prince, il exécute les ordres. Henry s’interpose, jugeant que son frère est envoyé à la mort de façon injustifiée. Il défie Hotspur en combat singulier pour déterminer l’issue d’une bataille autrement trop coûteuse en sang anglais. Prenant entre ses propres mains le déroulé du conflit, le modèle innovatif, plus à même de s’adapter, semble l’emporter sur le modèle analogique, obéissant et rigide. Bien que le duel est d’abord refusé, le combat aura lieu selon les conditions d’Henry. En ce sens, Hal semble prendre l’ascendant moral sur son frère : sa raison l’emporte sur l’étiquette d’un combat massif de front.

Le duel qui s’engage transpose encore l’opposition des modèles sur un nouveau champ, celui d’une opposition physique. Rappelons que le développement de Hotspur est analogique, au sens où la manière dont il a été présenté jusqu’ici fonctionne par correspondance à une vision préconçue du chevalier intègre et courageux, valeureux. On retrouve donc deux personnages porteurs de deux modèles, s’opposant l’un à l’autre. 

Le duel chevaleresque compose lui aussi avec ses règles, ses normes et son lot de représentations. La droiture de Hotspur peut laisser penser que le combat sera spectaculaire. La sortie d’Henry des premiers rangs de soldat n’est pas sans rappeler le duel d’ouverture de Troie2, où l’on voit Achilles triompher dans une attaque aussi rapide que formidable dans un duel très similaire. Si le cadre est posé pour un duel terriblement cinématographique, l’image proposée par The King va cependant prendre cette référence à contrepied.

Le duel d’Achilles (en haut) est spectaculaire et bref, son seul coup d’épée décisif. Celui d’Henry (en bas), presque symétrique dans l’agencement des scènes est lent et lourd. Sa victoire est arrachée in extremis.

Après la phase de mesure entre les deux combattants, la lutte s’engage. Le combat est rude. Les armes sont lourdes et les armures pèsent aux jeunes chevaliers qui, malgré leur fougue, s’essoufflent vite. D’une lutte debout, le duel tourne à la bagarre dans la boue. A bout de souffle ,Henry finit par s’imposer d’un coup de dague entre les côtes. 

Bien loin du spectaculaire d’Achilles dans Troie, on semble avoir laissé le panache fantastique qu’offre habituellement le cinéma (et que l’on peut considérer comme une certaine norme en matière de représentation filmique) pour proposer une vision plus réaliste (plus proche de la réalité historique, disons). L’idéal d’un combat agile et brutal, presque chorégraphié s’effrite et se couvre d’une boue plus historiquement pertinente.

D’une certaine manière, on pourrait y voir le triomphe du modèle innovatif sur le modèles analogique. D’abord parce que c’est Henry qui s’impose, le moins « chevaleresque » des deux chevaliers. En suite, parce que la présentation même de ce duel se fait dans un décalage par rapport à ce qu’on peut considérer comme l’étiquette d’une situation pareille, à contrepied des références standards ou habituelles en matière de duel au cinéma. 

Au sortir de ces confrontations successives des deux modèles, portés et incarnés par les différents personnages, le processus innovatif semble prendre le pas sur le processus analogique. L’horizon semble alors dégagé pour Henry qui reste maître de son style de vie.

Entre héritage et prise de position

Pourtant, à la suite d’un mauvais choix, son frère, jusque là incarnation analogique du « bon prince », se fait tuer sur le champ de bataille. Henry se retrouve alors sans option et est poussé vers la couronne. Il n’a plus le choix en matière de succession : il héritera. Cet événement engage le développement du personnage dans un régime analogique au sens où c’est définitivement par (et dans) la figure du roi qu’il va se construire. Il s’agit alors de « devenir roi » et plus simplement « d’être en devenir ». 

Pour autant, le personnage de Henry continue d’être appréhendé dans une dimension innovative, par lui même et non pas par comparaison. S’il n’a plus le choix d’incarner son titre, il peut encore décider de se conformer aux attentes qui pèsent à un tel rôle, ou se le réapproprier et, dans une certaine mesure, l’investir. Il fera bien comprendre au monde diégétique, mais également au spectateur, qu’il sera un roi différent, et qu’il faudra appréhender la royauté d’une nouvelle manière, et plus seulement comme une quête de conformisme à une image préconçue. 

Sur le plan moral d’abord, la manière dont il accepte, ou plutôt dont il s’empare, de la couronne et la manière dont il traite son père mourant ainsi que ses anciens conseillers maintenant à son service, sont des témoins de sa prise en main de sa nouvelle position. 

Après l’avoir appelé « le monstre », il retire à son père sa couverture, l’exposant au froid et à la mort. Ses derniers mots aux mourants sont une insulte. Quand Henry se relève, il est officiellement roi. Il va alors s’adresser aux conseillers du roi et, comme il l’avait déjà fait face à la cour alors qu’il était encore prince, va exposer clairement son intention de tenir entre ses mains sa vie et son destin : « vous souffrirez l’indignité de me servire, moi, le fils rebelle que vous méprisiez tant. Sachez que vous serez surveillé par un tout autre roi ». 

Le message est clair ; il sera roi, certe, mais selon ses propres modalités, et plus seulement en se soumettant à l’habituelle étiquette qui s’impose. 

Sur le plan physique en suite. L’accès au titre de roi se fait également via la cérémonie de couronnement. Or, dans le même esprit que le duel qui se construit à contre pied des références cinématographique hollywoodiennes en la matière, la cérémonie fait apparaître le personnage principal dans sa différence physique par rapport aux standards. 

A moitié nu lors de son couronnement, le corps d’Henry apparaît bien loin des standard cinématographiques en matière de royauté. 

Imberbe, pâle, osseux, presque chétif, la présentation du roi à moitié nu accentue cette idée de ne pas correspondre à l’étiquette, si l’on considère pour étiquette les autres grands rois du cinéma américain contemporain. Sans prendre l’extraordinaire carrure du roi Léonidas dans 300 3 comme référence, on pourrait envisager Aragorn, notamment dans le dernier volet du Seigneur des Anneaux 4, comme un modèle relativement puissant en matière de royauté cinématographique. Il est aisé de voir à quel point la corporéité de Henry telle que présentée dans The King diffère des corps « habituels » qui, eux, correspondent de manière plus ou moins implicite aux attentes posées par l’industrie filmique américaine 5

Mon but ici n’est pas de détailler les différences entres les nombreuses royautés du cinéma américain, mais plutôt de montrer en quoi The King propose une modification des représentations stéréotypées qui supportent la figure du roi. 

C’est, selon moi, parce que le personnage principal est majoritairement envisagé dans sa dimension innovative que cette refonte des références, ou plutôt la déconstruction des modèles de comparaison en mettant en image un « autre » roi, une vision alternative, innovative, du roi. Si l’on a montré dans cette analyse que Henry est présenté à la fois dans une optique analogique, lorsqu’il apparaît en prince débauché, et sous un jour innovatif, acteur responsable de ses choix et de sa vie, il est régulièrement confronté à des personnages qui ne sont envisagé que dans la seule dimension, analogique. Et chaque fois qu’il est opposé à ses figures, comme c’est le cas pour son frère et pour Hotspur, Hal prend le pas, s’adapte et triomphe. Bien qu’il ne corresponde pas aux attentes induites par les représentations stéréotypées de la chevalerie ou de la royauté, Henry s’impose en tant qu’individu et l’investit de sa personne.

Les différentes visions du « devenir roi » au cinéma sont habituellement traitées sous forme de quêtes de conformisme, où le personnage va lentement, au fil des épreuves, se forger et se couler dans le moule de « ce qu’est un roi » pour, enfin, le devenir. Le cheminement que va suivre Henry, une fois la couronne sur la tête, va pourtant s’inscrire de nouveau à contre pied des références. 

L’analyse du développement du personnage principal durant les différentes étapes de son règne à l’écran suit dans la seconde partie de cet article (accessible ici).

Notes

Toutes les images sont tirées du film The King . Crédits : Netflix. Tous droits réservés.
L’affiche est tirée du site suivant : iMDb

1 MICHÔD, D. The King. Los Gatos : Netflix. 2019.
2 PETERSEN, W. Troy. Burbank : Warner Bros. 2003.
3 SNYDER, Z. 300. Burbank : Warner Bros. 2006.
4 JACKSON, P. The Lord Of The Rings : The Return of the King. Burbank : New Line Cinema. 2003.
5 Le choix de ne considérer ici que les références américaines est volontaire. Il ne s’agit pas de considérer que les représentations diffusées par ce cinéma sont hégémoniques, mais je pars de l’hypothèse qu’elles ont un poids non négligeable dans notre manière d’appréhender les grandes figures stéréotypées, dont le roi fait partie.